Comme pour Swissair, l’effondrement du Crédit Suisse a été un choc pour beaucoup.
La légende voudrait qu’un simple tweet posté en octobre 2022 ait précipité la banque vers la faillite. Les réseaux sociaux, voilà le bouc émissaire tout trouvé pour justifier cet immense échec.
Comment une banque, un fleuron fondé en 1856, qui a accompagné la Suisse dans sa modernisation au 19ème siècle pouvait faillir ? Inconcevable dans l’esprit de chacun !
Soyons sérieux, ce n’est pas un simple tweet qui a érodé la confiance envers l’établissement. Le Crédit Suisse a cumulé la mauvaise gestion et les faux pas en étant mouillé dans tous les scandales de ce siècle, sans jamais apprendre de ses erreurs.
Quelques affaires parmi les plus retentissantes de ces dernières années :
- Vases communicants entre les comptes clients (selon Bloomberg) ;
- Affaire Greensill ;
- Affaire Archegos ;
- Affaire de corruption autour de prêts au Mozambique ;
- Condamnation pour blanchiment d’un réseau bulgare de cocaïne ;
- Fonds d’origine sulfureuse rapportés par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project.
N’en jetez plus ! Un bon indice pour savoir si une affaire est foireuse est de se demander si Crédit Suisse est impliqué.
La chute n’est pas une surprise, l’action nous renseigne avec précision de la confiance que les investisseurs ont dans cette banque depuis 14 ans.
Une lente et constante agonie qui aura vu le titre passer de 57,1 Frs (12 octobre 2009, donc post crise de 2008) à 2,1 Frs (15 mars 2023) soit une destruction de valeur de 96% en 14 ans.
Lors du fameux tweet félon du 1er octobre 2022, le titre cotait 3,9 Frs. A ce moment et pour paraphraser Woody Allen : « Dieu est mort, Marx est mort et le Crédit Suisse ne se sentait pas très bien ».
Comment en est-on arrivé là ? Comment cette organisation a pu cumuler tant d’erreurs sans jamais apprendre ? Les questions à se poser relèvent de la gouvernance et des opérations.
Selon le Code des Obligations suisse, le conseil d’administration a notamment pour mission : exercer la haute direction de la société et établir les instructions nécessaires. Fixer l’organisation. Fixer les principes de la comptabilité et du contrôle financier. Exercer la haute surveillance sur les personnes chargées de la gestion pour s’assurer notamment qu’elles observent la loi. (Art. 716 CO)
En résumé le conseil d’administration doit fixer la stratégie et contrôler sa bonne exécution dans le respect des lois. Il est incontestable que ce fut un échec sur toute la ligne.
Pour le Crédit Suisse, la haute direction a été assurée par Monsieur Urs Rohner, membre de la direction générale comme chief lawyer de 2004 à 2009, puis au conseil d’administration dès 2009 et président du conseil de 2011 à 2021. Pendant son règne de président, le cours de bourse aura dévissé de 70% et ce, de façon régulière et constante. Malgré sa contre-performance, Monsieur Rohner est resté tranquillement à son poste en engrangeant 52 millions pour ses services. On comprend mieux qu’il se soit accroché à son siège comme le pou du pubis à son poil.
L’entreprise capitaliste prône la création de valeur et la haute direction est garante de cette mission.
Toutefois, cette règle universelle ne semble pas s’appliquer au Crédit Suisse. En effet, il y a lieu de croire que la haute direction ait été formée par une clique qui s’est généreusement servie en bonus divers tout en se protégeant mutuellement entre gens de bonne compagnie, sans jamais rendre de comptes.
A l’opérationnel et selon Bloomberg, Crédit Suisse a changé de culture en licenciant nombre de cadres expérimentés liés au contrôle des risques pour les remplacer par des jeunes sans expérience.
Ainsi, ils ont délibérément enclenché la machine infernale sans que des résultats probants démontrent la pertinence de leur stratégie.
Enfin, dans les entreprises de grande taille, les directions évoluent dans le monde abstrait des modèles et des chiffres et perdent de vue les réalités opérationnelles. Elles définissent des stratégies fumeuses et absconses que le reste de l’encadrement appliquera sans critique de peur des sanctions.
Finalement cette mécanique ressemble au « grand bond en avant » de Mao avec les conséquences que l’on connait, soit entre 15 et 55 millions de « décès anormaux ».
Accessoirement, le Crédit Suisse représentait un risque systémique, le fameux too big to fail. Cela implique que l’état est sollicité pour éponger le désastre en cas de catastrophe, ce qu’on appelle « socialiser les pertes et privatiser les profits ».
On ne peut plus parler de capitalisme mais d’une forme de communisme à géométrie variable, ce qui est parfaitement inacceptable.
Boeing, même combat
Dans un billet de 2020, j’ai abordé les risques insensés que le management de Boeing avait pris avec le 737 MAX, Nième itération d’un avion dont la cellule date des années cinquante et dont la conception délibérément indigente a provoqué deux crashs mortels en moins de 6 mois. Le résultat net de cette prise de risque inconsidérée par la haute direction est de 346 morts, 22 milliards de pertes cumulées et une réputation définitivement entachée.
Mon billet mettait en cause la gouvernance des grandes entreprises. J’avais notamment relevé le rôle des dirigeants prédateurs qui, pour protéger leur propre intérêt et leur cupidité, sont prêts à toutes les compromissions. Je vous invite à lire cette note d’une cruelle actualité.
La similitude entre Boeing et Crédit Suisse est confondante. Pilotés par des juristes et des comptables (des financiers), ils en oublient que leur environnement est complexe, exige une vision à long terme, de fortes compétences, de l’éthique et une certaine humilité.
Une entreprise repose sur des valeurs partagées, peu importe qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Le comportement de chacun doit être cohérent avec les valeurs déclarées de l’entreprise.
L’ADN historique de Boeing et du Crédit Suisse véhiculaient à peu près les mêmes valeurs : stabilité, responsabilité et sécurité. Dans les deux cas le comportement n’était plus en phase avec les déclarations.
Quelles que soient les raisons qui ont conduit les hautes directions respectives à rompre le lien entre le comportement et les valeurs, les dommages dépassent toujours le gain espéré car le public pardonne rarement la trahison et le mensonge. Dans le cas d’une banque, ce type de rupture est fatale.
On ne peut pas reprocher à Al Capone un comportement de gangster, en revanche on reprocherait au Dalaï-Lama de se comporter comme Al Capone.
C’est pourtant exactement ce que Crédit Suisse et Boeing ont fait, ils se sont vendus pendant des années comme les Dalaï-Lama de leur secteur et se sont comportés comme des Al Capone, n’ayant même pas le courage d’assumer leurs méfaits.
Ces comportements interrogent la gouvernance des grandes entreprises. En effet, les hautes directions jouent avec l’argent des autres dans une parfaite abstraction de toute réalité. De plus, leurs errements sont assurés par la collectivité qui règlera l’ardoise, ce qui constitue une forme de prime à la médiocrité.
C’est la fête à neuneu où le plus con sera celui qui ne s’est pas goinfré, ce qui n’incite pas à la tempérance.
Pour conclure
A mon avis, ce qui est arrivé est extrêmement grave. Non pas pour la perte des milliards car « plaie d’argent n’est pas mortelle », mais par le comportement suffisant que nous avons tendance à adopter. Le « y’en a point comme nous » institué comme une règle de vie nous berce dans l’illusion d’un pays préservé des turpitudes du monde.
Selon le S&P, le classement 2022 des 100 plus grosses banques au monde pointe UBS et Crédit Suisse respectivement en 34ème et en 45ème position. Loin des positions qui furent les leurs par le passé.
Une évaluation portant sur la capitalisation boursière et des actifs entre 2008 et 2019 est tout aussi alarmante. La perte de l’avantage compétitif (aka le secret bancaire) qui nécessite d’être très compétitif dans un monde globalisé aura eu un impact fatal, ce qui n’est guère étonnant.
« Quand le jeu devient dur, les durs commencent à jouer », il va être grand temps de réimaginer notre futur comme Alfred Eicher l’avait fait en créant le Crédit Suisse au milieu du 19ème siècle.
Sans quoi, les lendemains risquent de déchanter.
© Pascal Rulfi, avril 2023.
Téléchargez l’article : Crédit Suisse et Boeing où le capitalisme dévoyé