Lieux et innovation

J’ai eu l’occasion d’intervenir dans nombre d’entreprises dans divers secteurs d’activité. J’ai ainsi constaté qu’il était des lieux dans lesquels je me suis senti immédiatement à l’aise alors que d’autres m’ont semblé désagréables à vivre.

La configuration des lieux de travail est beaucoup plus importante qu’il n’y parait. Sensible aux ambiances et aux tensions, j’ai pu observer des lieux qui créaient des climats pesants ou qui ne favorisaient pas l’échange.

Les PME ont rarement l’occasion de se pencher sur leur environnement de travail. Elles occupent des espaces dont la configuration a souvent été imposée. Pour les plus chanceuses, celles qui ont l’occasion de créer leur propre espace, elles commandent des projets d’architecte dont j’ai pu constater que l’issue n’est pas toujours heureuse.

Je me garderai bien d’émettre un jugement sur la qualité architecturale de tel ou tel édifice tant je suis ignorant en la matière. Toutefois, si je retiens le principe « la fonction crée la forme » édicté par les architectes fonctionnalistes, j’observe que la finalité des lieux n’a pas toujours été prise en compte.

Je précise que les environnements qui suscitent mon intérêt sont liés à la création, l’innovation et/ou l’ingénierie. Cela exclu à priori les activités de production, qu’elles soient industrielles ou administratives, qui supposent des tâches fixes et stables.

Peu agréable

Parmi les environnements qui me sont apparus comme contreproductifs, j’ai identifié quelques configurations peu propices au bien-être :

Les grands bureaux paysagers (open space)
Les arguments qui défendent ce type d’aménagement sont : le gain de place donc de coûts, une meilleure communication et ce qui est moins avouable, la surveillance mutuelle.
Pour ma part, le manque d’intimité, le bruit et la perception d’un manque de respect de l’individu rendent cette configuration désagréable voire contreproductive. Toutefois le bureau ouvert n’est pas à proscrire.

Le bureau fermé
Strict opposé de l’open space, le bureau individuel et fermé ne favorise pas l’échange et a tendance à isoler son occupant.
Les processus de création ou ceux qui nécessitent des échanges ne trouveront pas leur compte dans cette configuration.

Les longs couloirs
J’ai eu l’occasion d’expérimenter des configurations de locaux tout en longueur à plusieurs reprises.

Étrangement, j’ai constaté que cette disposition créait un sentiment de malaise qui ne favorisait pas la collaboration et l’échange. Le couloir est généralement vide. Les usagers ont tendance à se retirer dans un bureau comme si discuter dans le couloir au vu et au su de tout le monde était mal jugé. Lorsqu’ils se déplacent, ils accélèrent le pas comme pour fuir cette zone perçue comme inconfortable et se réfugient dans un bureau.
J’ai même observé dans une entreprise une polarisation du « territoire » avec « ceux du sud » et « ceux du nord » alors que la longueur du couloir était inférieure à 15 mètres !

Identifier les conditions favorables

Je me demande alors quelle serait la configuration la plus propice pour favoriser la collaboration et la productivité intellectuelle.

Cette réflexion s’appuie sur ma propre expérience, principalement dans un environnement lié au développement de logiciels et de services dans le domaine des technologies de l’information mais généralisable dans nombre d’autres activités.

La création de valeur par l’innovation est favorisée par l’interaction entre individus d’horizons différents mais également par la concentration.
Le mix est une respiration qui oscille entre des périodes d’échanges, des périodes de réflexion et des périodes de production.

Les périodes de production nécessitent le calme et le silence pour une bonne concentration mais également une ambiance décontractée et agréable.

Les périodes de réflexion individuelle doivent permettre de se concentrer sans être dérangé par des sollicitations externes.

Les périodes d’échanges prennent différentes formes de par la diversité des interlocuteurs et le mode d’échange (cafés, séances, brainstorming, etc). De plus les périodes d’échange informelles favorisent la cohésion du groupe.

Les échanges structurés sont organisés et les participants sont invités pour traiter différents sujets en principe fixés d’avance. C’est la séance que nous connaissons tous et dont l’abondance débouche sur une efficacité relative.

Un des challenges de l’innovation est de provoquer des échanges fructueux entre des personnes venant de différents horizons. L’objectif est de briser les silos, échanger, partager des idées hors des conventions, dans un esprit constructif et empreint de liberté.

D’autre part, les groupes de travail ne devraient pas être figés. Le brassage permet des partages d’expérience et de compétences qui enrichissent une forme d’intelligence collective.
A ce titre, je remarque que c’est exactement ce que proposent les espaces de co-working qui matérialisent une façon très actuelle de travailler.

Favoriser la collaboration et l’innovation

Quels seraient les besoins en matière d’aménagement ? Voici une tentative de réponse qui porte sur l’architecture intérieure des espaces de travail.

L’environnement de production
C’est un espace ouvert qui compte 4 à 7 personnes que je nomme « la forge« . C’est la configuration d’un open space mais de taille modeste.

4 à 7 personnes par groupe est une valeur que je trouve d’expérience assez idéale pour une activité de développeurs car il y règne une bonne cohésion d’équipe et une saine émulation.
Notons que cela correspond à la taille d’équipe préconisée par les méthodes agiles.
Cette valeur perd de son sens pour un environnement stable qui permet de tayloriser les tâches.

Le regroupement des personnes dépend de l’activité ou du projet mais sa composition n’est pas nécessairement figée dans le temps.

La forge est un lieu de vie qui doit être agréable et habité. Dans cet espace, une table autour de laquelle les collaborateurs peuvent partager des instants de discussion informelle. Cafés bienvenus.

L’environnement d’échange et d’isolement.
A côté de la « forge », une petite salle est mise à disposition, je la nomme le « bocal« . Par économie d’espace, on peut considérer un bocal pour deux forges.

Le bocal est isolé de la forge de sorte à ne pas être distrait par les sollicitations externes et ne dérange pas ceux qui ne participent pas à l’échange.
Il est principalement utilisé pour des échanges, qui se veulent actifs et interactifs. J’apprécie que le bocal soit équipé d’un tableau effaçable que je préfère au bloc de papier par sa capacité de partager et faire évoluer les idées. Enfin, je proscris les outils techniques tels que vidéoprojecteurs, écrans interactifs, dont la technicité et le coté unidirectionnel distrait de l’essentiel.

Le bocal permet également de s’isoler, il peut être utilisé à des fins de réflexion ou pour un usage privé, toutefois pour une courte durée car le lieu ne doit pas être investi comme un second bureau.

Enfin, le bocal est disponible, c’est une denrée suffisamment abondante qui ne nécessite pas de réservation planifiée à long terme. Tel le besoin pressant, le jaillissement d’idées doit trouver un refuge n’importe quand.

L’environnement de brassage
Certainement le lieu le plus complexe à imaginer dans l’articulation d’un tout. Il s’agit de créer un lieu propice aux échanges inter-équipes. A noter qu’il peut s’agir d’équipes d’une même entreprise mais également d’un cluster d’entreprises indépendantes.

Cet espace commun doit permettre d’échanger des idées mais également des services comme une place de marché. Elle devrait avoir les caractéristiques suivantes :

  • Être un lieu de passage quasi obligé (position centrale)
  • Être agréable à fréquenter
  • Proposer des ambiances ouvertes mais également plus intimes
  • Permettre de voir et d’être vu.

Le regroupement de personnes dépend de l’activité ou des projets en cours mais n’est pas figé dans le temps. Un collaborateur n’est pas attaché à un groupe, il se déplace en fonction des besoins et de ses propres intérêts, ce qui exige une grande flexibilité organisationnelle.

Ainsi la constitution d’une équipe pour un projet peut se faire sur la place de marché dans une forme de cooptation. Ce qui a le mérite de diminuer les tensions interpersonnelles d’une équipe figée et condamnée à collaborer en dépit des envies.

Ce lieu de vie offre une flexibilité des espaces, il est ainsi possible de « privatiser » un espace à des fins de conférences et/ou de formation. Des conférences/formation interdisciplinaires et ouvertes à tous ceux qui le souhaitent sans aucune limite au sujets traités. Seul le succès du sujet arbitre une éventuelle pérennité de la conférence.
A ce titre j’aime l’anecdote rapportée par Steve Jobs, l’emblématique fondateur d’Apple qui avait signalé que la formation la plus marquante de son parcours avait été un cours sur la calligraphie, qu’il avait appliqué pour dessiner les polices de caractère du macintosh. De la diversité nait l’innovation.

Conclusions

Ce petit sujet n’a aucune prétention et se veut plutôt récréatif. Toutefois, il relève l’importance de comprendre le besoin et l’activité des usagers. Je pourrais citer nombre d’exemples de locaux inadaptés à l’usage qui en sont fait : école, petite enfance, ateliers et autres. Des locaux conçus à grands frais par des architectes plus soucieux de laisser une trace que de créer des espaces adaptés.
Pire, des espaces conçus dans une vision fantasmée d’une activité.

Finalement, c’est un plaidoyer pour une démarche de conception inspirée du design thinking.
Il faut interroger le client et se mettre en empathie avec lui. Il s’agit d’établir ce que les utilisateurs font, pensent, ressentent et disent afin de comprendre les besoins réels et non présupposés.

Enfin, j’aimerais beaucoup voir dans ma ville un espace dédié à des clusters d’entreprises du logiciel. Par le partage et l’émulation ainsi que la proximité des grandes écoles, il s’agirait de créer les conditions favorables à l’éclosion d’une véritable industrie du numérique.

© Pascal Rulfi, août 2021.

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Le PAV, une occasion de rattraper notre retard numérique.

Le constat est aujourd’hui sans appel, l’Europe est inexistante sur le terrain du numérique. Le continent européen n’a engendré aucune entreprise d’envergure issue de la première révolution internet.
De façon logique, ce retard se retrouve dans le domaine de la sécurité numérique où la forte croissance des cyberattaques, notamment dans le secteur de la santé, montre la vulnérabilité de nos entreprises et de nos institutions.

En France, certains chiffrent ce retard à près de 30 ans !
C’est dans ce contexte que le président Macron a présenté au mois de février un plan à 1 milliard d’euros qui vise à renforcer la cybersécurité de la France.
L’intention est louable et nécessaire. Toutefois, je m’interroge sur le déploiement et l’efficacité de l’exécution d’un tel plan.

En effet, le numérique relève d’une tournure d’esprit et non pas d’une simple maitrise technologique.

En Suisse, malgré l’excellence de nos écoles polytechniques et la disponibilité de talents, l’esprit numérique semble avoir peu percolé dans les organisations. Beaucoup d’achats, des frais d’exploitation élevés mais très peu de créativité et de réalisations concrètes.

En clair, nous pouvons disposer de toutes les compétences numériques du monde, si nous ne savons pas quoi en faire, il n’y a aucune raison que cela débouche sur de brillantes étincelles.

Que faire ?

Dans mon billet la disruption vient rarement de l’intérieur, je prétends que l’innovation disruptive a très peu de chance d’émerger dans des organisations établies. Des entreprises telles que Uber et Amazon n’ont aucun passé dans leur secteur d’activité respectifs, soit une compagnie de taxi et la grande distribution.

L’innovation productive exige un écosystème particulier dans lequel on doit trouver : vision, technologie, esprit d’entreprise, financement et débouchés commerciaux.

L’esprit d’entreprise et d’innovation est plutôt l’apanage des structures de type start-up qui développent une idée ou une vision en dehors des contingences de la grande entreprise établie.

La transformation de connaissances et de technologies en valeur ajoutée concrète est un défi complexe. Deux dispositions peuvent agir favorablement.
La première est l’émulation par le partage de moyens, d’expériences et d’idées ainsi que le développement d’un esprit de compétition positive. C’est le modèle de ferme de start-ups dont beaucoup tentent de reproduire les écosystèmes.
La seconde est la proximité avec les savoirs, donc les écoles. Il s’agit de trouver une émulation entre le monde académique et les acteurs qui transforment des savoirs en produits.

Pour les universités, les entreprises sont des aiguillons concrets et fédérateurs d’une certaine interdisciplinarité des matières : sciences, finance, business, droit et autres disciplines doivent collaborer pour un objectif clairement défini.
Les entreprises proches d’un campus universitaire bénéficient des connaissances avancées et pointues apportées par la recherche des hautes écoles. Ces dernières peuvent concrètement confronter leurs éléments théoriques et tester la validité de leurs hypothèses. Ainsi l’émulation bénéficie aux deux parties.

Les entreprises, services publics et services financiers peuvent se joindre à cet écosystème afin de contribuer au succès de projets dont on attend un rayonnement futur. Ces acteurs peuvent orienter des projets en partageant leurs besoins et expériences respectives ainsi que créer des opportunités de marché.

J’enfonce des portes ouvertes tant ce type de cluster d’entreprises sont répandus aux abords des grandes écoles. On ne présente plus les start-ups de la Silicon Valley qui sont l’exemple même d’un écosystème performant, épicentre des principales révolutions numériques que nous connaissons.
Plus près de nous, l’EPFL et son Innovation Park reproduit ce mode de fonctionnement avec un certain succès.

Dès lors pourquoi revenir sur un modèle qui semble acquis et qui fonctionne ?

Genève la dissipée

L’Université de Genève a été fondée au XVIème siècle. Ses bâtiments sont situés au cœur de la ville ce qui rend toute extension malheureusement difficile.
Avec le projet La-Praille-Acacias-Vernet, PAV pour les intimes, Genève s’apprête à remodeler une partie de son paysage urbain. C’est ainsi que la caserne, située en ville, est en cours de destruction.

Le hasard fait bien les choses car cet espace se trouve précisément proche des bâtiments de l’université de Genève comme le montre le plan suivant.

Dès lors, il semblerait logique de profiter de cette disposition pour créer un cluster d’entreprises du numérique. Purement genevois, ce cluster aurait pour objectif de créer de la valeur exportable dans le domaine des technologies de l’information.

La diversité de l’écosystème doit permettre d’orienter les sujets qui ont du potentiel. Un organe gestionnaire du cluster veillerait à fédérer les projets et ainsi éviter les redondances et autres gaspillages de ressources.
De même, cet organe veillerait à ce que les projets soient commercialisables et pas simplement des produits de commande réservés à un seul client donneur d’ordre.

Il semble que le masterplan du PAV prévoit une extension de l’université. Je ne peux qu’espérer que la création d’un cluster de start-ups du numérique soit intégré dans ce plan.
Il serait dommage de rater cette occasion unique de tenter d’inscrire notre région sur la carte de l’excellence numérique.

© Pascal Rulfi, mai 2021.

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Agile mais…

Depuis quelques années, l’agilité est un mot qui a envahi le langage et qui se trouve apprêté à toutes les sauces, a priori pour qualifier la flexibilité.
Improprement utilisé pour le management, le concept d’agilité a été initié dans le domaine du développement de logiciels et porte sur des méthodes de gestion de projet.

Petit retour en arrière

La méthode traditionnelle pour aborder un projet informatique consiste à définir les besoins dans un cahier de spécification le plus précis possible, puis de passer à la phase de réalisation (développement) du logiciel en évitant toute modification des spécifications en cours de réalisation.

Ces méthodes sont inspirées de la gestion de projets tels qu’on les rencontre dans la construction de bâtiments ou l’industrie.

A l’usage, on s’est aperçu que près de 85% des projets informatiques échouaient. Abandon, dépassement de crédits, fonctionnalités inutiles, délais, bugs sont les causes le plus souvent observées avec des pertes nettes qui peuvent parfois se chiffrer en milliards de dollars ou d’euros.

La littérature regorge d’exemples et d’analyses qui dissèquent l’origine de ces catastrophes numériques. Parmi les grandes causes, on retrouve un manque d’engagement de la direction, une insuffisance de communication, un manque de compréhension de la problématique et des objectifs, un optimisme dans la planification et une mauvaise appréciation des difficultés.

Intuitivement on comprend que la promesse de livraison en un bloc d’un logiciel qui implique des dizaines d’années-homme de travail et qui a été décidé des années auparavant, a toutes les chances de subir des dérives temporelles et des inadéquations fonctionnelles.

Schématiquement voici le déroulement d’un projet géré de façon traditionnelle :

La droite verte représente le planning et les fonctionnalités fixés dans le cahier des spécifications.

En rouge on observe la production réelle.
(1) Au début du projet la productivité est bonne car ce sont les éléments les plus faciles qui sont implémentés et d’autre part, l’équipe est motivée par un nouvel objectif. Elle s’infléchit ensuite pour adopter un rythme de croisière, généralement plus lent que la prévision.
(2) Arrive le moment où la productivité s’effondre. C’est un effet du principe de Pareto adapté pour un projet informatique : le 20% des fonctionnalités prennent le 80% du temps. Les fonctionnalités complexes ont été remises à plus tard et vient le moment de les réaliser.
(3) L’effet Pareto induit des dérives importantes qui arrivent malheureusement en fin de projet, les budgets sont épuisés et on ne peut plus reculer tant l’engagement est important. Le piège se referme et le dérapage a de bonnes chances d’être fatal.

Méthodes agiles

Fort de ces constats peu glorieux, le début de millénaire a vu émerger des méthodes dites agiles telles : extreme programming XP, SCRUM ou RAD. Ces méthodes bouleversent complètement les paradigmes des approches traditionnelles, notamment avec l’abandon d’un cahier des spécifications lourd et figé, au profit d’une souplesse de réalisation en cours de projet et d’une implication concrète du client usager.

A titre d’anecdote, l’extreme programming recommande des mesures contre-intuitives telles que la programmation par paire, soit deux développeurs derrière la même machine. Comment deux personnes dont une seule accède au clavier peuvent être plus productives ? Le regard de l’autre évite la dispersion (lecture des mails, navigation sur le net, etc) et la synergie créée par le double regard augmente l’attention à l’écriture du code et profite à la qualité du produit.

Une autre caractéristique de la démarche est le découpage du projet en parts fines correspondant à des fonctionnalités qui seront délivrées au client selon un rythme rapproché, typiquement toutes les deux semaines. L’ordre de production des fonctionnalités est décidé par le client en fonction de ses priorités. Avec des livraisons rapprochées, le client peut immédiatement tester et mettre en production des portions de fonctionnalités, ce qui lui permet concrètement d’appréhender le logiciel et de s’impliquer dans sa conception.
Pour les développeurs, c’est un outil qui permet une meilleure maîtrise de la productivité et qui fixe des objectifs réalistes en ajustant le nombre de fonctionnalités qui peuvent concrètement être livrées par période.

Schématiquement voici le déroulement d’un projet agile :

En vert, le planning initial de projet.

(1) Le projet est découpé en plusieurs fonctionnalités qui sont délivrées selon un rythme préétabli et rapide.
(2) L’observation continue des fonctionnalités livrées (3) permet un ajustement réaliste et corrigé de la productivité réelle.
(3) Les prochaines fonctionnalités à livrer sont décidées en cours de projet par le client. Il priorise en fonction de ses besoins (ligne rouge) et peut décider de supprimer des fonctionnalités qu’il ne juge plus nécessaires.
(4) Des fonctionnalités nouvelles peuvent être ajoutées (ligne orange) selon les besoins du client.

Les méthodes agiles présentent donc des avantages réels, dont :

  • La capacité d’adaptation et de priorisation des fonctionnalités produites
  • La capacité de mieux évaluer la productivité du développement
  • Un engagement concret des parties prenantes
  • Une meilleure qualité de la production de logiciels

Ce sont les nouvelles technologies de programmation qui permettent d’appliquer une telle souplesse. Dans le domaine du bâtiment l’ordre et les dépendances ne permettent pas cette souplesse. Il n’est pas possible de poser le parquet avant la chappe.

Ces qualités sont bluffantes d’efficacité et font baisser drastiquement le taux d’échec des projets.

Mais…

Devant toutes ces qualités quels peuvent être les éventuels pièges de la méthode ?
Je vois deux points qui méritent notre attention.

  1. L’équipe de développement est juge et partie de sa propre productivité c’est elle qui fixe le nombre de fonctionnalités livrable à chaque échéance. Ainsi, elle dispose d’un auto-justificatif de sa force de production voire même, de sa propre baisse de productivité.
    Le système n’intègre pas de de contre-pouvoir capable de challenger l’équipe.
  2. L’équipe de développement est positionnée comme un outil de production, sans aucun rôle de conseiller. Le périmètre fonctionnel et la priorisation de réalisation sont entièrement dans les mains du mandant.
    Une approche disruptive que pourrait amener la transition numérique n’est pas du tout abordée dans les méthodes agiles.
    Si le mandant ne se pose pas les bonnes questions sur sa propre organisation en regard des bénéfices qu’il pourrait obtenir du numérique, ce n’est pas sur son équipe de développement qu’il pourra compter.
    La question de l’organisation et de la recherche de la valeur ajoutée doit apparaitre dans l’organisation avant d’entreprendre un projet numérique.

Je relève deux points d’attention qui sont abondamment commentés dans la littérature mais qui, d’expérience, sont négligés.

  1. Le client/mandataire. en particulier sa direction, doit être un acteur engagé dans projet et doit adhérer à la méthode en connaissance de cause.
    Des assertions telles que « faites au mieux », « nous vous faisons confiance » ou un client absent sont des alarmes qu’il convient de traiter rapidement.
    Le client/mandataire doit non seulement être très impliqué mais également formé à la méthode.
  2. Les méthodes agiles privilégient des petites équipes (entre 5 et 7 personnes) très compétentes. Les développeurs peu motivés et/ou aux compétences techniques insuffisantes sont à proscrire.
    Il peut être difficile de réunir ces talents pour constituer une équipe efficace et solidaire.

Conclusions

L’agilité ne consiste pas à sauter du coq à l’âne mais constitue est une vraie méthode qui demande de la rigueur et surtout une grande expérience et d’excellentes compétences.

Les méthodes agiles sont très efficaces et ont fait leurs preuves. N’hésitez pas à vous engager dans des projets agiles. Si vous n’avez pas d’expérience, associez-vous avec des partenaires compétents et capitalisez car il y a beaucoup à prendre et à apprendre !

Toutefois, en termes de conception et d’organisation, l’agilité n’apporte aucune plus-value compétitive. Il vous appartient de définir les axes de votre projet numérique afin que vos investissements produisent une réelle valeur ajoutée.

© Pascal Rulfi, avril 2021.

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Souffre-t-on d’un manque de spécialistes ?

L’actualité du jour nous offre deux sujets liés aux technologies de l’information, le premier relate un vol de données qui concerne les clients de la compagnie aérienne Swiss ainsi qu’une attaque de type ransomware dans un hôpital.
Le second sujet rapporte le sévère déclassement des banques Suisse en matière de maturité de l’offre numérique. Selon Deloitte, elles auraient chuté de la 2ème à la 22ème position en trois ans.

Je ne doute pas des explications et des excuses qui sont fournies par les différents acteurs. Toutefois, il y en a une qui m’exaspère tant elle est récurrente : selon le recteur de l’université de Genève « nous manquons d’environ 40’000 spécialistes en cybersécurité ».

Tout d’abord je me demande ce qui peut conduire cet économiste à articuler de tels chiffres. Ensuite, le « manque d’informaticiens spécialistes » est une ritournelle que j’entends depuis plus de 30 ans.
Je ne crois pas une seconde à cette affirmation.

Ce que l’homme de la rue appelle « l’informatique » couvre en réalité nombre de domaines différents, spécialisés et complexes. En Suisse, les filières de formation en science du numérique sont plutôt complètes : de l’apprentissage jusqu’aux Écoles Polytechniques qui, rappelons-le, font partie des meilleures au monde. Toutes ces écoles forment pléthore de diplômés, par conséquent le réservoir de futurs spécialistes existe.

Quelles sont les enjeux des métiers de l’informatique ?

De mon expérience, j’ai tiré les règles suivantes : piloter une entreprise active dans les sciences de l’information nécessite une correction tous les 6 mois. De plus l’environnement impose une révolution tous les 7 ans. Cela signifie que ce que vous avez appris ainsi que vos convictions les plus ancrées sont remises en cause plusieurs fois dans une carrière. Je ne connais aucune autre activité qui présente autant d’instabilité. Pire, les changements ne sont pas de simples évolutions mais de révolutions successives qui peuvent vous faire trébucher à tout moment.

La première leçon est que la chose apprise a une pérennité très faible.

Ensuite, des sciences de l’ingénieur, celles relatives aux technologies de l’information sont réputées pour être les plus complexes. La complexité engendrée par la construction d’un ouvrage d’art est proportionnelle à sa taille. Pour l’élaboration d’un logiciel, elle est exponentielle.

La carrière d’un ingénieur dans les technologies de l’information n’est pas un long fleuve tranquille. C’est un casino où l’on joue son avenir à chaque révolution. On peut potentiellement tout perdre tant les paris sont peu sûrs et la vitesse du changement est élevée.

De plus, de par le caractère dématérialisé de l’informatique, l’informaticien est en concurrence directe et frontale avec des confrères basés dans des pays à bas coûts à l’autre bout du monde. C’est ainsi que nos belles entreprises délèguent tout ou partie de leur travaux numériques en Inde et ailleurs.

La seconde leçon est que l’activité est anxiogène, difficile et sans garantie d’avenir.
Dès lors, on peut comprendre que la carrière soit modérément attractive.

Le comportement des dirigeants

Les ingénieurs et les techniciens ne sont pas des ressources consommables et échangeables. Ce sont au contraire des ressources précieuses qu’il faut soigner et cultiver dans la durée avec une vision et une stratégie claire.

Prenons l’exemple du data analyst, profil qui semble en vogue ces derniers mois. C’est un scientifique qui doit posséder un solide bagage en mathématique et en statistique, de grandes compétences en informatique et d’excellentes connaissances du métier pour lequel il va manipuler les données. Ces qualités sont indispensables pour extraire de l’information pertinente, elles exigent un niveau général élevé qui s’acquiert dans la durée et au prix de gros efforts.
Le contenu des offres d’emploi renseigne souvent sur le niveau d’ignorance des recruteurs. J’ai récemment lu une annonce pour un data analyst qui était également en charge du support PC. C’est l’équivalent d’un architecte dont le cahier des charges imposerait également la pose de carrelage.

Le même constat peut être fait avec les spécialistes de la sécurité. Ce domaine demande des compétences techniques extrêmes et continuellement mises à jour. De plus l’évolution sournoise du domaine représente une charge très exigeante et réservée aux meilleurs. Pourtant, je lis dans mon journal qu’il faudrait trouver 40’000 de ces spécialistes dont on dirait presque qu’il suffirait d’y penser pour en disposer.

Non, il ne manque pas 40’000 spécialistes d’un domaine ou d’un autre, il manque des dirigeants visionnaires capables de définir leur ambition numérique avec clarté, suffisamment stratèges pour prévoir leurs besoins et bons tacticiens pour accompagner les collaborateurs afin de façonner les compétences nécessaires à réaliser leurs projets.

En matière de décideurs, nous n’avons pas besoin de marchands de bonheur qui promettent la lune et recherchent en urgence des sauveurs. A mon avis, il manque des scientifiques capables de voir et prévoir, de construire et de planifier afin d’apporter pragmatisme et réalisme à la marche des affaires.

Et si vous ne me croyez pas, je vous laisse le soin d’observer le déroulement de la vaccination Covid. L’écart entre les déclarations et la réalité de la logistique dit beaucoup de notre gouvernance.

© Pascal Rulfi, mars 2021.

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Quantifier le travail

La pandémie Covid-19 a durement impacté nos économies. Pour continuer les opérations et limiter la casse, les organisations ont été contraintes à trouver des solutions alternatives.

Les cadres dirigeants ont soudainement découvert le télétravail. Il a été déployé dans l’urgence et à une vitesse fulgurante alors que la solution technique était disponible depuis des décennies.

Toutefois, dans l’urgence, la question de la productivité n’a pas été posée et les enseignements à posteriori seront difficiles à tirer tant les points de mesure comparatifs auront manqué.

Cela pose une question de fond : comment mesure-t-on le travail ?

La pointeuse horaire

La mesure usuelle du travail est horaire, l’employeur achète du temps à l’employé et en fait le décompte afin de payer le salaire. Le temps est décompté par un automate appelé pointeuse horaire.

La mesure horaire du travail prend son sens sur une chaine de production. Le rythme de la chaine détermine la productivité et la seule variable est le temps de passé derrière la machine.
L’ouvrier apporte sa force de travail que le taylorisme a réduit en une unité interchangeable.

Cette façon de compter le travail est tellement ancrée que la législation sur le travail se base sur des heures de présence et règle les exceptions à ce mode de calcul.

Lorsque la production concerne des sous-ensembles autonomes, l’industriel peut également mesurer le travail à la pièce. Cette façon de calculer est une alternative au décompte horaire, toutefois on reste toujours dans le cadre d’une production standardisée et répétitive.

L’enjeu

Le travail du chercheur ou du créatif ne se mesure pas au temps qu’il passe derrière son bureau. Des idées géniales, donc de grande valeur, peuvent surgir en promenade ou sous la douche.
Il n’y a donc pas de lien direct entre une mesure de quantité (temps, pièce, etc) et la valeur ajoutée qui peut être apportée par le collaborateur. Tenter une mesure systématique telle que le temps n’a pas de sens.

Dans un environnement de moins en moins stable et de plus en plus imprédictible, la standardisation du travail ne répond plus aux enjeux actuels car l’entreprise doit s’adapter en permanence, voire réinventer les biens et les services qu’elle produit.

La création de valeur est multidimensionnelle et n’est absolument pas proportionnelle au temps passé.
Les entreprises qui disruptent les usages montrent un fonctionnement interne très différents que par le passé. Le cadre est assoupli et une plus grande liberté est laissée aux collaborateurs pour imaginer les solutions qui apporteront de la valeur.Dès lors, la mesure du travail, donc sa rétribution pose de réelles questions.

Si le télétravail a récemment fait une percée, il ne suffit pas de le promulguer pour se donner le verni de la modernité et de l’efficacité. Tout au plus on aura créé plus de confort pour les collaborateurs sans aucune contrepartie.

Les processus de création exigent des échanges parfois intensifs. Les outils d’une collaboration dématérialisée doivent être disponibles et leur usage compris par l’ensemble des collaborateurs. Les objectifs doivent également être clairs et partagés.
L’installation d’un babyfoot dans l’entreprise n’en fait pas une organisation agile et inventive !

Quel modèle ?

La mise en place de nouvelles pratiques, qui incluent l’automatisation et la dématérialisation, eux-mêmes rendus possibles par les nouvelles technologies, demande la capacité de s’adapter et d’innover en continu. L’objectif doit être tourné vers l’amélioration de l’expérience client et le résultat car la seule amélioration du processus de production est aujourd’hui insuffisante.

Le mantra de l’innovation demande liberté et confiance. Elle s’affranchit des carcans de la hiérarchie traditionnelle et du contrôle systématique. Le résultat est le seul juge de l’action. Il doit être mesurable et le succès équitablement partageable.

Donner de la liberté n’est pas simple car le sentiment de vide peut s’avérer anxiogène et déstabilisant pour certains. Les qualités attendues des ressources humaines pour ces nouveaux environnements ne sont alors plus les mêmes, les personnalités conservatrices perdent leur pouvoir au profit des faiseurs capables d’intégrer rapidement les opportunités.
Les processus normalisés et contrôlés disparaissent au profit du résultat net, concrétisé par l’efficience et/ou l’expérience client.

Les membres des équipes sont aujourd’hui très bien formés, ils sont capables d’apporter des plus-values dans leurs domaines respectifs. L’enjeu consiste à créer une alchimie constructive afin que l’addition de toutes ces compétences débouche sur la création d’une valeur globale élevée.
Ces nouveaux usages sont fondamentalement différents du monde des processus taylorisés dont les acteurs s’étiolent à exécuter des tâches subalternes sans valeur.

La configuration de ces nouveaux environnements de travail est totalement différente. Les mots clés qui les caractérisent sont : agilité, apprentissage continu, essais, erreurs, créativité, complexité, co-construction, intelligence collective, incertitude.
Les modalités de travail ne correspondent pas une structure organisationnelle figée. Toutes les formes de collaborations sont acceptables moyennant que les objectifs soient respectés.

Dès lors le calcul du travail sur la base d’heures de présence est naturellement inadapté, pire, elle a toutes les chances de s’avérer contreproductive.

Comment ?

Deux citations conduisent mes réflexions :

L’administration par objectif est efficace si vous connaissez les objectifs. Mais 90% du temps vous ne les connaissez pas. [Peter Drucker]

Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va. [Sénèque]

Je constate aujourd’hui un déploiement du « home office » sans outils et sans contrepartie, cela n’est ni innovant, ni créateur d’efficience, ni disruptif. Il s’agit d’une implémentation mal comprise de ce qui se passe chez Google, parfois avec une justification crypto-bobo de bonheur au travail.

Fixer les objectifs est donc une priorité. Savoir qui on est et où on va est déterminant. Les ambitions clairement formulées permettront de conduire la bonne démarche RH.

Les composantes du travail donc leur rétribution sont un mix entre plusieurs paramètres qui vont dépendre des objectifs et du type d’organisation. Naturellement le mix salarial est variable en fonction du type de mission au sein de la structure.
Les composantes de la valeur du travail pourraient être les suivantes :

1) Loyauté : part fixe liées au contrat de travail, soit à l’exclusivité de la relation.
2) Présent : part liée à l’exécution des tâches récurrentes.
3) Qualité : part liée au résultat, personnel et collectif en regard de l’objectif.
4) Futur : part liée à la valeur ajoutée, à l’innovation.

Il n’y a rien d’innovant dans cette proposition. Elle est appliquée dans nombre d’organisations, mais souvent avec une part variable peu incitative.

Toute la difficulté de l’organisation consiste à rendre effectif les propositions qui créent de la valeur.

La proposition d’innovation, peut donner lieu à un projet. Le projet sera qualifié et traduit en objectifs. La réalisation concrète sera ensuite déployée dans la structure.
La prime sur le « futur » ainsi que la part liée au résultat doivent être un incitatif fort. Par exemple une part concrète de l’apport de valeur peut/doit être restituées aux collaborateurs impliqués. En définitive il s’agit de la restitution d’une part du dividende aux collaborateurs qui l’ont généré activement.

Ainsi la valeur du travail n’est plus mesurée au temps de présence, au pouvoir ou au grade dans la hiérarchie mais à la valeur ajoutée apportée dans l’organisation.

Ce nouvel environnement qui privilégie la création de valeur rencontrera probablement les réticences de la structure en place car elle est consciente du pouvoir qu’elle a à perdre au travers de tels changements. Toutefois, l’histoire est en marche et nul ne peut s’affranchir d’une telle réflexion car un nouvel entrant peut survenir n’importe quand et de là où on ne l’attend pas.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, je reconnais qu’une mesure juste du travail et du revenu n’est pas chose simple. A vrai dire c’est une question que je m’étais posée avec mes collègues il y a une dizaine d’années sans trouver de solution satisfaisante.

Savoir qui on est et ce que l’on fait est capital. Déterminer le cap et fixer des objectifs reste indispensable.
Mais ce n’est pas suffisant car dans un monde de bouleversements, les nouveaux entrants surviennent à n’importe quel moment. Pensez à la photo, aux achats de billets d’avion, aux CD, à la carte routière, aux taxis et à tout ce qui a été profondément modifié ces vingt dernières années.
Êtes-vous certain-e que votre modèle d’affaire est pérenne ?

Finalement, les nouvelles pratiques du travail sont appliquées dans les entreprises technologiques à succès. En résumé, une liberté importante, des conditions cadre qui incitent à l’innovation et des récompenses en fonction de la valeur ajoutée.

De quoi réfléchir à vos propres structures.

© Pascal Rulfi, novembre 2020.

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L’horlogerie sur le web, une belle vitrine ?

Un constat sans concession sur la présence horlogère sur le web.

Il n’est pas un jour où l’on ne parle de transformation digitale et de disruption.
La vitrine commerciale sur le web a constitué le premier pas des entreprises sur ce média, et cela depuis près de vingt ans. Qu’en est-il de la présence de l’horlogerie helvétique sur internet ?

Vous souvenez-vous du temps où il suffisait de lever la tête pour disposer de l’heure qui était affichée un peu partout ? Avez-vous constaté que ces horloges publiques, comme les cabines téléphoniques, ont disparu du paysage ?
L’heure exacte se lit désormais sur nos smartphones, avec une précision absolue puisque l’heure est calée sur l’horloge atomique. Nous sommes arrimés à nos téléphones intelligents dans une relation de quasi dépendance, l’heure est donc toujours à portée de main.

Mais alors, pourquoi achète-t-on encore une montre ? A plus forte raison pourquoi achète-t-on une montre mécanique qui est intrinsèquement peu précise ?

Cela fait longtemps que la fonction première d’une montre n’est plus de donner l’heure. De nos jours, la belle montre est un bijou, plutôt destiné aux hommes, un marqueur social, un plaisir que l’on s’offre.

D’objet purement utilitaire, la valeur d’une montre a glissé vers l’intangible que l’on définit par la fameuse image de marque.
Au sein d’un même groupe, différentes marques sont offertes au marché alors que leurs mouvements sont souvent les mêmes. La précision et la fiabilité entre les marques sera sensiblement identique quand elles utilisent le même « calibre » (la même mécanique). Ce qui les différentie est leur positionnement sur le marché.

Cette façon de procéder est la déclinaison horlogère de la segmentation de marché mise en place dans les années 30 par General Motors. Les marques Chevrolet, Pontiac, Oldsmobile, Buick et Cadillac s’adressaient chacune à un segment de client prédéfinit, alors que les produits n’étaient différents qu’en apparence.

Vous l’aurez compris, soigner l’image de marque est primordial pour vendre à fort prix un objet dont nous n’avons pas besoin. C’est tout l’intérêt de la mercatique qui va aider à atteindre ce but.

C’est ainsi que les marques dépensent des fortunes pour associer leurs marques à des évènements ou à des ambassadeurs censés représenter la valeur de la marque. Toutes les célébrités passent : James Bond, Beckham, Agassi ou Crawford, cela fait des lustres que les marques tirent sur les mêmes ficelles du marketing. Sans que nous puissions toujours faire un le lien entre l’ambassadeur et l’univers de la marque.

Visite sur la toile

Il est alors intéressant d’observer comment les marques se présentent sur leurs sites internet respectifs. Comment elles positionnement leur image. Comment elles se légitimisent dans l’univers du luxe.

Pour cela, je vous invite à visiter les marques de deux groupes importants du secteur : Swatch Group (dont : Omega, Breguet, Longines, Tissot) et Richemont (dont : Cartier, IWC, Jaeger-LeCoultre, Panerai).

D’entrée de jeu, je peux dire que je ne suis pas bluffé par la présentation qui nous est offerte !

Quelles que soient les marques, elles semblent s’être donné le mot pour nous présenter une version à peine modernisée de la « foire aux échantillons de Bâle ».

Les montres sont présentées en vrac, à peine classée par catégorie de modèles avec une vague tentative de web marchand. Quelques caractéristiques techniques, une belle photo et quasi rien d’autre.

La présentation n’est pas beaucoup plus sophistiquée qu’un site marchand généraliste.
Sans parler des approximations de présentation : des images chevauchent le texte, des contenus sans cohérences et sans logique. Je relève des slogans et des affirmations navrantes que par pure charité je ne reproduis pas ici.

Tout cela est bien loin de l’image du luxe qui devrait n’être que volupté et exclusivité !
L’expérience client est en total décalage avec la prétention d’excellence dont se prévaut l’horlogerie helvétique.

Que manque-il ?

Le web est l’occasion de communiquer à bon compte, d’inscrire la marque dans un territoire, de créer de l’émotion, d’établir un lien avec l’univers de la marque.
Je notes quelques points qui me semblent manquer dans la communication web :

L’identité et la légitimité.
Quelle est cette marque ? Quel est son ADN ? Dans quel environnement évolue-t-elle ?
Je veux me reconnaitre dans un produit. Mon choix doit me correspondre, je n’achète pas une simple montre, j’achète un « moi ».

Tentez l’exercice de comprendre qui est IWC et qui est Jaeger-LeCoultre. Je suis bien en peine de répondre à cette question en visitant leur vitrine. Comment peuvent-ils provoquer mon envie dans ces conditions ?

La belle histoire
Les marques horlogères ont une histoire, elle a forgé leur ADN, elle les rend légitimes.
En filigrane je dois comprendre d’où vient une marque et où elle va. Je n’achète pas une montre, j’achète une belle histoire qui a le parfum de l’authenticité.
Et de grâce, la belle histoire n’est pas une succession de faits égrenés au fin fond de votre vitrine avec des termes creux et sans signification. Ce n’est pas en affirmant être « haute horlogerie » dans toute votre communication que je vais vous croire. Soyez crédibles !

Tous ne peuvent avoir été sur la lune, mais la majorité ont une histoire qui permet de lier le passé au présent. Relisez votre propre histoire et faites-moi rêver ! Votre histoire sera certainement plus légitime que les ambassadeurs dont nous savons tous qu’ils sont à vendre au plus offrant.

Le produit
Le produit doit être beau (selon les goûts de chacun) et unique, comme votre vitrine internet. Ce n’est pas une description désincarnée qui va me convaincre que je touche le ciel.
Je n’achète pas un produit fonctionnel chez un boutiquier. Je veux une expérience, je veux me projeter dans un univers unique, je veux être rassuré quant aux qualités uniques du produit.

Les clients
Ce sont vos clients, il faut les convaincre et les accompagner. Humanisez votre communication, établissez une relation, une émotion. Créez du lien entre votre client et votre produit. C’est votre client qui juge votre vitrine. Montrez-lui de l’attention, séduisez-le, choyez-le.

La couronne revient à…

Je me suis demandé comment j’architecturerais une vitrine horlogère sur le net et j’ai cherché l’horloger qui cochait toutes les bonnes cases. Il n’y a pas de hasard, faites un tour sur le site de la marque à la couronne et vous aurez une idée de la perfection en matière de vitrine digitale.

Attardez-vous sur les présentations de Sir Jackie Steward, Tiger Wood, James Cameron et vous aurez un exemple parfait du lien entre l’humain qui est placé au centre et le produit. C’est remarquablement réalisé.

Naviguez dans la gamme des montres de Rolex : chaque produit est rattaché à une histoire, la présentation raconte l’exception et légitime votre futur choix. C’est simplement parfait.

Un produit d’exception se doit d’avoir une présentation d’exception. Votre vitrine va laisser une impression à vos futurs clients, avec le risque qu’ils ne reviennent pas deux fois. Il reste un gros travail à effectuer pour être à la hauteur des attentes du consommateur devenu exigeant.

© Pascal Rulfi, novembre 2020.

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Aborder le numérique et gagner en efficience

La pandémie Covid-19 aura au moins eu le mérite d’interroger nos pratiques et obliger les organisations à trouver des solutions rapides à un problème donné.

Il est intéressant de constater avec quelle rapidité le télétravail s’est mis en place alors que depuis une bonne vingtaine d’années, cela semblait si compliqué à installer.
Cela démontre, si besoin était, que les moments de crises favorisent les évolutions et les réformes.

Toutefois, l’introduction de nouveaux outils tels le travail à distance n’a de sens que si l’on en connait les attentes et les points de mesure sans quoi, le télétravail ne sera à terme qu’un aménagement du confort des bureaucraties sans plus-value pour l’organisation et ses clients.

L’environnement statique

Nos organisations mécanistes ont été dessinées à l’usage d’un monde simple et prédictible. Il s’agissait de mettre en place des chaines de production pour des services ou des produits déterminés. Dans le fond, la seule question consistait à dimensionner la chaine de production et à l’adapter en fonction de la demande.

La chaine elle-même n’était capable de produire qu’un type de service ou de produit sans véritable souci apporté à la satisfaction du consommateur. Ce dernier n’avait de toute façon pas trop le choix.

Ce type d’environnement a contribué à la constitution d’organisations en silos et a forgé des bureaucraties professionnelles caricaturales.

Dans cet ancien monde stable et homogène, un comportement conservateur était valorisé. Dans ces structures, les évolutions sont quasi impossibles tant l’inertie est importante. Les plus figés refusent tout progrès au risque de disparaitre lorsqu’il existe une concurrence.

L’environnement dynamique

Jusqu’il y a peu, les outils étaient tout au plus des automates destinés à une fonction unique. Au contraire, le numérique, outil plastique et adaptable, offre d’infinies possibilités, ce qui le rend pertinent dans tous les domaines d’activités. De plus, notre environnement est devenu instable et peu prédictible, ce qui implique une capacité d’adaptation élevée pour survivre aux aléas.

L’outil numérique nous force à réinventer notre façon de travailler car il est intrinsèquement disruptif.
Une évolution est une amélioration d’un processus en place, elle peut être abordée en interne par des personnes soucieuses d’optimiser leurs propres processus.
En revanche, la disruption casse potentiellement la totalité du processus en place qu’il faut réinventer. Il est donc très difficile de faire conduire le changement par des personnes internes à l’organisation.

Demander aux acteurs de l’organisation d’imaginer des solutions disruptives a toutes les chances d’échouer ou de déboucher sur un résultat peu convaincant. A titre d’exemple, nous avons tous expérimenté des services en ligne ardus, peu pratiques et qui demandent de renseigner des informations parfaitement superflues.
Les causes sont souvent imputables à la façon dont les projets ont été menés : ils ne réinterrogent jamais le sens même du processus et sont rarement pensés dans une perspective de confort de l’usager.

De façon souvent inconsciente, ces projets sont abordés pour optimiser le confort de la bureaucratie. D’où mon avertissement en introduction concernant le télétravail.

Le numérique permet de travailler plus intelligemment, il offre un avantage compétitif et il est efficient. Pour ces raisons, les organisations ne peuvent plus faire l’économie d’une démarche sérieuse d’interrogation de leurs processus de production en intégrant les possibilités des technologies actuelles dont le numérique fait partie. C’est ce qu’on appelle une démarche « 4.0 ».

En particulier, la délicate situation financière actuelle des Etats et de leurs administrations doit inciter à questionner les processus de production. En effet, ils fonctionnent souvent de manière archaïque en comparaison avec d’autres secteurs. Trouver des sources d’efficiences devient une nécessité.

Comment faire ?

Nous l’avons vu, les démarches internes ou les démarches top-down produisent de piètres résultats.
J’identifie trois causes principales :

  • La proposition reproduit l’organisation existante.
  • La proposition n’est pas imaginée comme un processus intégré.
  • La proposition n’est pas destinée à faciliter la vie de l’usager.

Je préconise une approche que j’ai baptisée « design piloté par le résultat ».
La méthode consiste à examiner le résultat final souhaité et de formaliser le processus en fonction de cet objectif. Elle permet de se recentrer sur la mission. Ainsi, l’expérience du client est l’arbitre de la pertinence de la proposition dont on s’attend qu’elle soit : utile, simple et rassurante.

Utile : la demande de l’usager doit faire du sens pour lui, elle doit être légitime donc utile.
La compréhension intime de ce qui est attendu par l’usager doit guider le but de la démarche.
Par exemple, une attestation demandée à l’administration et destinée à la même administration ne fait aucun sens, elle n’est donc pas perçue comme utile.
Il faut être attentif à ce qui peut sembler utile pour l’émetteur du service ne l’est pas pour l’usager. Par exemple, demander des coordonnées personnelles pour obtenir une simple liste de prix est perçu comme intrusif.

Simple : la simplicité guide le processus. Pour n’importe quelle démarche, seul le strict minimum est demandé et la compréhension du processus doit être évident et immédiat. Il faut bannir les explications complexes et les formulaires à rallonge. L’objectif de simplicité permet la rapidité.
Un bon exemple est le portail web de la compagnie EasyJet. Il offre une façon très ergonomique et simple de réserver un vol.

Rassurante : le processus n’engendre pas le doute chez l’utilisateur. Il sait ainsi tout au long de la démarche où il en est, où il va et quand et comment le service sera délivré. Il est accompagné de façon rassurante durant tout le processus.
Par exemple, les marchands en ligne rassurent l’usager en offrant des services d’évaluation de produit, d’évaluation du marchand, de suivi postal.

Le design piloté par le résultat (DPR ci-après) implique donc une démarche vertueuse avec plusieurs bénéfices à la clé.

  • Le DPR s’affranchit des organisations et des silos.
    L’unité, le service ou le département dans lequel le service est produit ne concerne pas le client. Cet aspect doit être totalement invisible pour ce dernier

    Par exemple, une demande de passeport, une demande d’attestation de police, un changement de véhicule ou une attestation de solvabilité sont produits par des services différents. Aujourd’hui chaque service imagine son propre processus de façon isolée et avec ses propres contraintes.

    Analyser ces demandes selon le DPR permet de déduire que toutes ces prestations disparates portent finalement sur la production de documents. La prestation doit être délivrée de façon cohérente, uniforme et dans un portail qui facilite la vie de l’usager en occultant la mécanique organisationnelle.
  • Le DPR interroge la simplicité du processus.
    L’Union Européenne s’est fixé l’objectif de ne demander qu’une seule fois une information à l’usager. Cet objectif a été repris à Genève dans le discours de Saint-Pierre en 2005 (!).
    Les informations demandées à l’usager seront limitées au strict nécessaire. Les spécificités de chaque processus trouveront le chemin le plus simple et logique possible afin de créer une expérience client la plus fluide possible.

    Pour reprendre l’exemple d’une attestation, une authentification est suffisante et le document doit immédiatement être produit sous forme numérique, sans aucun retard.
    Le contre-exemple est la e-demande de passeport qui exige de renseigner un lot d’informations superflues telles que l’adresse, le numéro de l’ancien passeport, nom du père et de la mère.
  • Le DPR interroge l’intégration du processus.
    Le traitement électronique doit impliquer une automatisation complète des processus. L’objectif est d’éviter toute intervention humaine. Pour l’usager c’est l’expérience d’une prestation délivrée de manière rapide d’autant que l’immédiateté est devenue son quotidien.
    Cette exigence implique que les informations nécessaires à produire une prestation sont consolidées, parfois de manière transversale en exploitant les bases de données de façon entièrement automatisées.
    Les banques offrent de bons exemples d’une intégration poussée : opération financières, trafic des paiements, état des comptes, informations boursières, tout passe par un portail homogène et entièrement automatisé.
  • Le DPR interroge la transparence du processus.
    A n’importe quel moment l’usager est accompagné dans son parcours, le système l’informe sur le délivrable et les conditions dans lesquels la prestation est fournie.
    L’usager peut suivre les étapes de sa demande et en connaitre le statut. Pour l’usager c’est l’expérience d’une prestation délivrée de façon rassurante.

    Par exemple, avant un voyage qui implique un changement d’avion, Air France envoie un message et indique comment se déplacer dans l’aéroport pour atteindre son prochain vol et combien de temps cela va prendre. Ainsi le voyageur est rassuré dans cette l’expérience toujours stressante qu’est le transit dans un aéroport.

Pour résumer, dessiner un processus de production selon le DPR consiste à partir du résultat et de créer le processus afin d’offrir une expérience client la plus utile, rapide, simple et rassurante.
Une fois les objectifs fixés par la démarche du DPR, le projet peut être démarré avec la quasi-certitude qu’il créera non seulement de la satisfaction client mais qu’il générera de l’efficience dans la façon de produire la prestation.

Avec qui ?

Jusqu’à présent, les acteurs d’un projet informatique étaient le donneur d’ordre (les responsables opérationnels) et l’informaticien, ce dernier tentant de traduire la demande du donneur d’ordre en une solution informatique. Le gros défaut de ce type de démarche est qu’il ne réinterroge pas la façon de travailler.
Donc, soit on implémente une solution logicielle standard qui cadre le processus mais ne correspond pas tout à fait au besoin, soit on développe une solution qui reproduit l’existant et ses incohérences organisationnelles.

Pour qu’un projet de numérisation d’un processus soit un succès, il convient, selon moi, d’ajouter deux métiers :

  • Un designer de l’organisation (dans l’industrie appelé un agent de méthode)
  • Un ergonome

Le designer de l’organisation reformule l’organisation en fonction des objectifs du DPR. Il challenge les acteurs en place pour trouver l’organisation la plus efficiente, en dehors des contingences de structure. Il trouve des solutions pour simplifier les processus et optimise les gains en productivité. Il veille à ne pas générer « d’usine à gaz » et il arbitre la pertinence d’une automatisation.

L’ergonome travaille avec le designer de l’organisation, il est le garant d’une expérience client fluide et rassurante. Il analyse les attentes du client et comprend les ressorts émotionnels d’une expérience réussie.
Il challenge les informaticiens et les techniciens pour arriver à des interfaces les plus logique et les plus simples possibles.

Les informaticiens et les techniciens sont en charge de l’implémentation de la solution technique. Ils apportent leur expertise, ouvrent le domaine des possibles et challengent le designer en apportant des solutions pertinentes.

Les responsables opérationnels, qui auparavant dirigeaient le projet, ont désormais une voix consultative. Ils formulent les spécificités du métier, produisent leur analyse de risque, détectent les « points chauds ».

Au moment de la conception, les quatre acteurs se challengent pour trouver la solution la plus satisfaisante pour le client. Sans oublier que la prestation ou le service n’ont pas pour vocation de répondre à tous les cas, automatiser des cas complexes et marginaux n’a aucun sens.

En conclusion, numériser est un métier qui demande des compétences que n’ont généralement pas les opérations. Le temps du bricolage, des livres blancs et des rapports de prospective est révolu. Notre environnement nous impose de réinterroger concrètement nos fonctionnements en fonction des possibilités actuelles. Je ne suis pas loin de penser que c’est une question de survie. En tout cas, nombre de secteurs économiques l’apprennent à leur dépens.

© Pascal Rulfi, mai 2020.

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Ingénieurs, une génération gaspillée

Je vais commencer cette chronique en vous relatant deux anecdotes authentiques et personnelles qui ont pour cadre le poly au milieu des années 80. L’école venait d’ouvrir la section d’informatique et attirait des étudiants plus intéressés par l’avenir que par le passé.

Première anecdote. A ses heures perdues, mon collègue d’alors avait imaginé et dessiné un ordinateur qui se manipulait directement sur l’écran. Des pictogrammes permettaient de lancer un programme et la navigation était sommairement formalisée. Son imagination fertile en avait fait un instrument portable, dessiné comme une espèce de plaque autonome.
Pour faire simple, il y avait imaginé les principaux éléments de ce que nous connaissons actuellement comme un assistant personnel ou une tablette, ceci avec 10 ans d’avance.

Seconde anecdote. Lors des repas pris à la cantine de l’école (le Parmentier pour les intimes) j’ai le souvenir de nombreuses discussions sur le fait que le pouvoir serait à l’avenir entre les mains de ceux qui maîtriseraient les machines et les données. La capacité de collecter, de traiter et de conserver l’information devait faire des informaticiens les maîtres du monde.
Si la fougue de la jeunesse expliquait cet optimiste, le pronostic n’en demeurait pas moins visionnaire. Toutefois les informaticiens n’ont été que les employés des nouveaux maîtres du monde : les GAFA.

Ces idées n’étaient ni issues d’une position de l’école, ni d’élucubrations du corps professoral, il s’agissait d’intuitions de jeunes adultes à la tête bien faite et ayant la capacité d’imaginer les évolutions futures et de comprendre la puissance et les conséquences des outils qui étaient à leur disposition. Les idées et le matériau humain étaient présents, mais ont-ils été bien utilisés ?

En action dans le monde professionnel

Leur diplôme en poche, tous ces ingénieurs ont été rapidement absorbés par le marché qui avait un grand besoin d’informaticiens. Dans un métier très peu structuré, ces ingénieurs hautement qualifiés ont accompagné la montée en charge de l’informatique dans notre environnement, cependant leur potentiel créatif a rarement été optimisé.

Durant leur carrière, ils ont été amenés à introduire et maintenir des produits tiers. Parfois à développer des programmes pour des clients uniques.
Le digital est le vecteur de profonds changements, pourtant nous n’avons pas su créer une industrie de pointe dans ce secteur. En Europe, l’industrie du logiciel occupe quelques marchés particuliers (ERP, CAO), souvent liés à l’industrie lourde. Sur le plan mondial, notre continent est très largement dépassé en matière de transformation numérique.

Ma propre expérience sur le terrain m’a confronté à nombre d’embûches dans le montage de projets dans les technologies du numérique. En voici les éléments clés :

  • La fragmentation du marché.

Au début des années 1990, la mobilité intercantonale n’était de loin pas acquise. Depuis Genève, prétendre aborder le marché fribourgeois était totalement incongru.
Pour un même secteur d’activité, chaque structure était jalouse de son indépendance. Convaincue d’être unique, elle dépensait ses ressources à réinventer la roue pour le plus grand bonheur des loueurs de ressources humaines, avec des résultats souvent modestes.

  • Le conservatisme et l’incompréhension.

Le numérique est un secteur stratégique, mais non central dans les entreprises. Rares ont été les instances dirigeantes éclairées qui ont su appréhender l’outil comme un facteur clé de leur compétitivité. L’informatique est restée au rayon des outils opérationnels sans trop savoir ce qu’on en attendait.
Ainsi le secteur informatique a dépensé beaucoup d’énergie à évangéliser le marché et le client n’a pas toujours été le moteur de sa propre évolution.

  • Un outil abordé comme un consommable.

Corollaire du point précédent, l’informatique a été abordée comme on achète une machine ou un camion. Un outil de production statique qui demande un investissement de départ et qui s’amortit sur plusieurs années moyennant un peu d’entretien.
Or le numérique est disruptif, ce n’est pas un automate programmable à la fonctionnalité unique, mais un outil protéiforme en mutation continue. Il s’intègre dans une organisation qui doit évoluer en permanence.

  • Le financement.

Cette fragmentation n’a pas permis l’émergence de leaders suffisamment forts pour se frotter à aux marchés internationaux avec les moyens financiers qui permettent de le faire.
Malgré l’excellence de nos écoles et la qualité de nos étudiants, nous n’avons pas su faire dans le numérique ce que d’autre secteurs d’excellence ont réalisé avant nous, c’est-à-dire une industrie compétitive et prospère.

Fort de ces constats, je suis convaincu que nous avons collectivement dilapidé le potentiel de nos ingénieurs et gaspillé d’importantes ressources par manque de vision et de courage. Peut-être que la situation économique était trop confortable pour sentir le danger. De même, le monde politique, plus sensible à préserver les acquis et conserver le passé que de construire le futur a contribué à cet immobilisme.

Enfin, les gains en productivité ont été facilement acquis par le déplacement de la production dans des pays à bas coûts. Cette illusion de compétitivité a des conséquences, car il n’y a aucune création de valeur en local ce qui réduit notre autonomie.

La Suisse a manqué l’occasion de créer une industrie du logiciel prospère et a laissé ce secteur stratégique à d’autres alors qu’elle avait et a encore les ressources pour générer de l’excellence.

L’industrie du numérique évolue extrêmement vite, ce qui offre des opportunités à chaque révolution technologique. Ce dynamisme impose un rythme et des usages différents que ceux qui sont en vigueur dans les industries traditionnelles.
L’objectif est de proposer des produits logiciels adaptés à la demande mais également anticiper le futur en élaborant des produits innovants car la demande est souvent ignorante et conservatrice.
Une concentration des investissements doit contribuer à rapidement atteindre une masse critique qui permet de faire évoluer les produits et attaquer un marché globalisé.

Quelles pistes ?

Quelles seraient les pistes pour créer une industrie du logiciel ? Voici quelques propositions :

  • Assurer du financement.

Le logiciel est un produit de nature industrielle qui nécessite d’importants investissements.
L’Europe n’a pas de tradition dans le capital risque et les banques n’ont pas pour vocation d’être des investisseurs. L’Europe se tourne traditionnellement vers un financement étatique, qui est rarement réputé pour sa vision avant-gardiste. Il faut donc trouver un modèle d’investissement alternatif.

Ma proposition consiste à inciter les grands donneurs d’ordre à commander leurs logiciels à des structures externes spécialisées, cas échéant, qu’elles auront créée. Il ne doit pas s’agir d’une collaboration d’opportunité mais d’un véritable partenariat qui s’inscrit dans la durée et avec des objectifs partagés. Je fixe deux conditions à ce partenariat :

  1. Un objectif de fonctionnalités qui dépasse les simples besoins du donneur d’ordre. Ainsi plutôt que produire un logiciel qui ne s’adapte qu’à un besoin unique, cela force tout le monde à prendre de la hauteur et de productiviser la future solution logicielle.
    Si les grands éditeurs de logiciels livrent des standards qui couvrent des besoins globaux (ERP, CAO, DB, etc ), il est en revanche difficile de trouver des leaders sur des marchés de niche.
    Il faut donc cesser de développer des solutions uniques et envisager des synergies chaque fois que cela est possible. Par exemple, aucune collectivité publique ne devrait développer du logiciel pour sa seule circonscription.

  2. Un engagement fort des parties prenantes par une prise de participation du donneur d’ordre chez le producteur de logiciel.
    Par exemple, les travaux correspondant à la réalisation d’un cahier de charge seraient rétribués à la tâche. En revanche, l’investissement qui permet de productiviser (généraliser et commercialiser) la solution passerait par une augmentation de capital de l’entreprise du producteur.
  • Création d’un biotope

Contraint par la vitesse de l’évolution du domaine, il faut veiller à conserver une proximité avec les lieux à la pointe telles les écoles et les universités. Une synergie entre l’industrie et l’académique est bénéfique, c’est d’ailleurs ce qu’on peut observer avec les clusters d’entreprises autour de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.

Il faut encourager les fermes d’entreprises du logiciel à se développer près de la recherche académique. Cette proximité est une incitation au partage des pratiques et des ressources. Il s’agit également d’éviter la production de logiciels aux fonctionnalités proches ou identiques qui fragmentent inutilement les investissements et ne permettent pas un déploiement sur les marchés à cause d’une masse critique systématiquement insuffisante.

  • Un marché dynamique et fluide

Il existe un réflexe atavique qui consiste à penser que notre solution sera meilleure que celle du voisin. Cela mène à perpétuellement réinventer la roue avec une inefficience certaine.
Le logiciel est un facteur clé dans les gains de productivité. C’est un sujet stratégique qui doit être abordé au plus haut niveau de l’organisation, laquelle doit veiller à être bien informée sur les sujets du numérique, en particulier sur les deux points suivants :

  1. Lorsqu’on veut introduire une solution qui implique du logiciel, il faut donner la priorité à une solution existante et tenter de créer des synergies.

  2. Il faut effectuer une veille stratégique sur les innovations technologiques et examiner en permanence et de façon non dogmatique les gains de productivité que de nouveaux concepts peuvent apporter.

Ainsi le marché motive l’industrie du logiciel à produire des solutions et crée un cercle vertueux de croissance d’actifs en matière de solutions.

De leur côté, les pouvoirs publics doivent cesser de percevoir le numérique comme un service mais intégrer qu’il s’agit d’une industrie. Ce secteur doit faire l’objet d’une politique active. En effet, ce secteur est jeune, localement peu fédéré et peine à défendre une position cohérente telle que les autres secteurs matures de l’économie savent le faire.

Ainsi, le manque de coordination a disqualifié un secteur pourtant promis à une énorme croissance. Il n’est pas trop tard pour prendre place sur ce marché moyennant que les ingénieurs et scientifiques reprennent une place de choix. Rappelons que par leurs ambitieuses réalisations, ils ont été le moteur de la prospérité helvétique.
Il nous appartient de prolonger l’effort afin de créer les richesses de demain.

© Pascal Rulfi, avril 2020.

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Taylorisme, le bout du chemin ?

Cette période de pandémie peut être appréhendée comme une sorte de test de résistance pour notre société. Dans des activités proches, certains sont à l’arrêt alors que d’autres se retrouvent en surcharge. Toutes les tâches ne sont bien entendu pas échangeables du jour au lendemain, notamment pour des raisons de compétences métiers, toutefois c’est l’occasion d’évaluer la capacité d’adaptation de nos organisations face aux perturbations de notre environnement.

Une taylorisation omniprésente

La taylorisation est une méthode de rationalisation du travail qui consiste notamment à subdiviser le travail en petites tâches reproductibles propre à augmenter le rendement d’une production industrialisée. Cette organisation a été caricaturée dans le film « les temps modernes » de Charlie Chaplin qui dénonce au passage le caractère abrutissant du travail sur une chaine de production.

Cette organisation démontre toute son efficacité économique dans une production standardisée. L’industrie qui produit des biens de consommation en masse a introduit avec succès la division du travail dès le tout début du XXème siècle.

Insidieusement, la division du travail a percolé dans toutes les organisations de telle manière que nous la considérons généralement comme juste et naturelle.

Par exemple, il nous semble logique de diviser les organisations administratives en entités spécialisées étanches entres elles. Ainsi nous acceptons qu’une carte d’identité et d’un permis de conduire soient délivrés dans des lieux différents par des personnes différentes.

Plus curieux est le cas de l’école qui a divisé l’organisation du savoir en plusieurs matières, elles-mêmes subdivisées en chapitres. Il y a dans cette approche de l’enseignement une taylorisation manifeste qui considère l’élève comme un produit standardisé auquel on ajouterait du savoir par empilement de couches successives dans un processus industrialisé. Si cette méthode avait une chance de fonctionner, tout le monde parlerait allemand à l’issue de sa scolarité…

L’échange, facteur de progrès

L’histoire nous montre que les facilités d’échange ont été à l’origine de transformations importantes.

L’imprimerie, attribuée à Gutenberg au XVème siècle, a permis la diffusion du savoir avec pour conséquences de profonds bouleversements, tant religieux que scientifiques.

La mécanisation des transports à la fin du XIXème siècle a grandement accéléré les échanges physiques et épistolaires. Ainsi les grandes découvertes de la physique explosent au début du XXème siècle car la possibilité d’entretenir des échanges soutenus entre scientifiques a accéléré leurs travaux.

Congrès de Solvay 1927

À la fin du XXème siècle, le réseau internet révolutionne notre environnement et démultiplie les échanges avec une portée extraordinaire dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences.

Nous observons ici que la densité des échanges favorise une forme d’intelligence collective. Cela impacte positivement notre faculté d’inventer et notre capacité d’adaptation.

À l’inverse, une structure organisationnelle mécaniste empêche une circulation rapide de l’information. Ainsi, les lignes de commandement figées et l’optimisation des chaines de production sont économiquement efficaces pour des productions standardisées mais ne créent pas d’intelligence collective. Pire, les tâches sont abêtissantes par le caractère répétitif du geste ainsi que par le manque de sens donné à l’action.

Augmentation de l’imprévisibilité

Nous avons tous constaté que notre monde globalisé et interconnecté accélérait. Les changements interviennent de plus en plus vite et constituent autant de chocs aléatoires et imprévisibles auxquels nous devons opposer une réponse rapide et pertinente.

Économie, finance, pandémie, technologie, écologie, internationalisation, sont autant de sujets qui nous éprouvent et dont notre environnement semble en peine d’y apporter des réponses efficaces.

Nous ne pouvons plus considérer que nous évoluons dans un monde stable émaillé de quelques crises passagères. En effet, nous sommes désormais face à une succession de situations changeantes qui demandent une adaptation permanente.
Par conséquent il devient impératif d’adapter nos modèles d’organisation à cette nouvelle réalité.

Intégrer l’instabilité

Notre environnement impose les contraintes ce qui nous permet de fixer des priorités. Je les détermine comme suit :

  • Sens : ce que nous faisons doit avoir du sens. Le sens garde en éveil et favorise la création de valeur.
  • Réactivité : permet d’adapter notre organisation aux changements.
  • Flexibilité : permet d’adapter les moyens et les ressources aux changements.
  • Efficience : introduit le paramètre de coût dans l’action.

Ce changement d’environnement consiste à passer d’un monde stable à un monde instable. Ce sujet est abondamment commenté dans la sociologie des organisations et en particulier par l’école de la contingence qui fournit les modèles d’organisation en fonction de l’environnement et de ses contraintes.

Illustrons ce changement par quelques exemples :

Objectif réactivité.
Échanger avec les bonnes personnes et décider rapidement est l’enjeu.

Dans l’organisation mécaniste, une communication suit la voie hiérarchique jusqu’au sommet et redescend jusqu’à la bonne personne dans une autre branche. Au passage, à chaque niveau, on implique de nouvelles personnes ce qui va engager des dizaines d’intervenants qui risquent d’interférer dans le processus sans apporter de valeur ajoutée et en lui faisant perdre beaucoup d’énergie.
Des échanges directs entre les personnes concernées accélèrera le processus. En définitive le responsable fournit un objectif clair et en attend un délivrable dans un délai et un effort convenu. Cette mission unique est un projet que l’on abordera avec les fondamentaux de la gestion de projet, ceci exécuté de façon efficiente.

Objectif flexibilité.
Une personne est capable d’assurer des missions diverses sur la base de ses compétences fondamentales.

L’ingénieur est certes spécialisé dans un domaine de la technique mais c’est surtout une personne dont l’approche scientifique et analytique permet d’assurer nombre de missions qui demandent de résoudre des problèmes.
Employer un ingénieur à la même fonction pendant vingt ans est un gaspillage de ressources. Ses capacités ne seront ni exercées, ni enrichies et cela le disqualifiera à terme. Cette remarque n’est bien entendu pas réservée aux seuls ingénieurs.
Il semble plus important d’identifier les compétences et non le métier. Ensuite on doit veiller à créer de la mixité et du mouvement dans l’emploi des ressources humaines car cela favorise l’échange, l’éveil et les compétences. Le tout met du sens au travail et facilite l’adaptation des structures à leur environnement.

Objectif efficience.
Assurer une production de qualité en optimisant les ressources est une forme d’écologie du travail.

Un document administratif délivré par des guichets segmentés par service a peu de sens. La prestation ne consiste pas à délivrer un document au terme d’une chaine de production individuelle, mais à délivrer un document, quel qu’il soit, avec efficience et avec une expérience client de qualité.
L’efficience commande de diminuer le nombre de guichets par un regroupement des services et de favoriser les canaux numériques. Une réorganisation est l’occasion de porter une attention particulière à la façon dont le service est délivré avec pour objectif de rendre l’expérience agréable au client.
Produire une prestation de façon optimale demande de s’interroger sur la totalité des processus de production et à les réaménager au besoin.

La liste n’est bien entendu pas exhaustive et les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

Objectif sens.
Finalement les objectifs de réactivité, de flexibilité et d’efficience concourent à donner du sens à l’action du collaborateur par l’implication, la responsabilité et la visibilité qu’il a dans les processus.

Aborder la mutation

Une des façons d’aborder un tel changement est de se concentrer sur la qualité de service et l’expérientiel client en toutes circonstances. La question déterminante se pose en ces mots : ne demande pas ce que l’organisation peut faire pour toi, demande ce que l’organisation va faire pour ton client !
Par conséquent, on veille à fixer des objectifs qui aient du sens et qui soient économes en ressources.

Ces optimisations de processus ne relèvent pas d’une étude unique et limitée dans le temps mais d’un processus incrémental et évolutif, donc continu.
Cette mission ne doit pas être confiée à un consultant externe dont on attend un cahier unique de propositions. Il faut mettre en œuvre une collaboration entre différentes forces, internes et externes de manière à ce que les personnes directement concernées s’approprient les résultats de cette recherche d’optimisation.
Ce n’est pas aux responsables de département/de service de réinterroger les processus car ils reproduiront le schéma dans lequel ils ont l’habitude d’évoluer.

Cela modifie profondément la façon de s’adapter aux conditions changeantes, nous ne sommes plus dans un schéma top-down mais dans des environnements de cocréations.
Une telle révolution organisationnelle requiert des collaborateurs impliqués et intéressés à trouver des solutions. Le management doit être prêt à tester, prêt à se tromper et prêt à remettre en cause.
En résumé le plus gros enjeu concerne la gestion des ressources humaines.

Cela tombe bien car la population n’a jamais été aussi bien éduquée et bien formée. Elle est de plus en plus agile, comprend son environnement, trouve spontanément des solutions et attend du sens à son action. Le tout correspond en partie aux caractéristiques attribuées à la génération des milléniaux.
Je suis certain que cette population, qui forme les ressources humaines, est prête à relever les défis de notre temps.

Cette évolution ne doit pas être considérée comme un risque. C’est une opportunité enthousiasmante. Elle a le potentiel de redéfinir nos environnements de travail en leur donnant du sens tout en améliorant la qualité et l’efficience des prestations délivrées.


© Pascal Rulfi, avril 2020.

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Dynamique des mauvaises décisions

Nous connaissons tous des projets qui ont été des échecs, en particulier dans le domaine informatique. Ces projets cumulent généralement des erreurs de gestion que la littérature a abondamment commenté.

En amont, comment les décisions ont été prises ? J’ai eu l’occasion d’assister à plusieurs négociations pour des projets informatiques dont le succès me semblait d’avance compromis.

L’informatique a la caractéristique d’être stratégiques au cœur des organisations mais ne se trouve pas dans le domaine de compétence naturelle de ces dernières.
Les petites et moyennes structures ne peuvent généralement pas compter sur un service interne de haut niveau qui peut accompagner la prise de décision. C’est ainsi que la direction se trouve sur le front des négociations face à des commerciaux d’avant-vente qui promettent la lune. La décision revient à quelques personnes qui n’ont souvent pas tous les éléments en main.

Les négociations entre le client et le fournisseur ressemblent à une table de poker menteur. Le jeu est parfois inégal car le client ne maitrise pas tous les enjeux.
Parfois invité à la table des négociations, j’ai observé les personnalités des différentes parties prenantes. Œil extérieur aux discussions j’ai pu prédire avec une certaine fiabilité les projets qui poseraient des difficultés, voire qui seraient des échecs.

Mes observations m’ont amené à identifier certains traits de personnalité de décideurs qui ont foncé dans des projets aventureux. Les trois typologies décrites ci-dessous correspondent à des expériences plusieurs fois vécues pour des projets liés aux technologies de l’information.

Le bluffeur

Le bluffeur pâtit de lacunes de compétences manifestes. Il comble ses manquements par des affirmations basées sur la simplification des complexités. C’est le spécialiste du « yaka ».

Face à des subalternes mieux armées que lui, il fait preuve d’autorité. En agissant de la sorte, il fait taire les doutes et les oppositions ce qui a pour effet d’occulter les alarmes et les risques. Et comme il s’est constitué une vérité simplifiée, il considère rapidement qu’un collaborateur qui émettrait des doutes n’est qu’un frein à ses desseins.

Dans ce cas, le commercial flatte son interlocuteur et accepte toutes les demandes avec cette déclaration mortelle : « tout est possible ». Cela a pour effet de charmer le bluffeur, trop content d’être soutenu dans toutes ses demandes.
Ainsi, le bluffeur et le commercial vont faire bloc contre les autres joueurs et vont verrouiller la partie et imposer la décision finale.

Malheureusement les demandes fonctionnelles n’ayant pas été sérieusement analysées, le projet à toutes les chances de s’engager dans des voies sans issues.

L’enthousiaste

Il connait bien son sujet et a imaginé des solutions. Il formule ses besoins avec aisance et bluffe son auditoire par son talent oratoire et son leadership.

Habitués à l’autorité et la vivacité d’esprit de leur dirigeant, les subalternes capitulent devant son énergie et sa conviction de détenir la vérité.
L’enthousiaste s’enflamme de sa propre agilité et a tendance à imposer l’idée que la solution est simple.

Agile il s’en tient aux schémas de principe convaincu qu’ils suffisent à expliquer l’articulation de la solution souhaitée et que les logiciels modernes sauront s’adapter à toutes les situations.

Dans ce cas, le commercial n’a pratiquement rien à faire car l’enthousiaste a quasiment fait le travail d’avant-vente. Les grandes lignes ont été posées et les détails fâcheux ne sont jamais abordés puisque le logiciel est censé être aussi agile que le décideur.
Si le commercial n’est pas tempéré par sa propre équipe technique, son besoin naturel de clôturer l’affaire va l’inciter à pousser son client à la signature sans aucune réserve.

Finalement c’est tout seul que le dirigeant enthousiaste se sera engagé dans une aventure qui aura toutes les chances d’être chaotique, voire catastrophique tant les véritables écueils n’auront jamais été identifiés.

L’orgueilleux

Il se veut stratège, il formule le besoin sous forme de « bullet point » et maitrises les mots des consultants.
Il ne se penche pas sur des considérations opérationnelles. Son orgueil le mène facilement à choisir le « meilleur » en privilégiant une solution « best-of-breed », ce qui consiste à empiler les meilleures solutions disponibles.

Les discussions et les décisions ont lieu dans des locaux feutrés loin des collaborateurs qui n’auront pas été consultés. Si l’orgueilleux consulte, c’est auprès de béni-oui-oui qui ne challengeront pas la solution. De toute façon, comme de Gaulle, il considère que l’intendance suivra.

Dans ce cas, les commerciaux de chacune des solutions adoptent un langage de consultant de type « big four ». Ils affirment avec une réelle légitimité que leur solution est leader dans leur domaine respectif mais veillent à ne pas assumer l’intégration avec les autres produits choisis.

Sans expérience et sans avoir sérieusement évalué les difficultés de ce genre d’intégration, le projet à toutes les chances de connaitre une explosion des coûts voire de ne jamais aboutir faute de cohérence.

Que faire ?

Ces quelques cas semblent exagérés tant il parait impossible de trébucher pour des causes aussi futiles. Pourtant il s’agit de plusieurs expériences vécues de façon répétées.

Aux décideurs qui abordent un projet d’importance, en particulier dans le secteur numérique, je suggère quelques points d’attention et de bonnes pratiques qui devrait éviter les plus grandes déconvenues.

  1. Respecter les fondamentaux de la gestion de projet.
    Du cadrage, de la formalisation des objectifs, en passant par le suivi de la réalisation jusqu’au recettage du produit, toutes ces étapes doivent être suivies sans négligence ni amateurisme.

    Il faut clairement savoir où l’on va, ce qu’on attend et comment on mesure le succès. Il faut connaitre son propre fonctionnement en interrogeant ses processus et les collaborateurs qui les portent. Il faut identifier et formaliser ce que l’on peut ou veut négliger.

    Il faut suivre la réalisation du projet avec attention et veiller à designer les rôles et responsabilités de chacun. De plus, le projet doit être rigoureusement suivi et supporté par la direction.
    Bref, rien d’autre que ce que l’on trouve dans la littérature spécialisée dans la gestion de projet.

  2. Identifier et évaluer les points de dureté.
    Certains parleraient de risques, je n’aime pas ce terme car les spécialistes de la gestion du risque ont tendance à surévaluer tout ce qui peut représenter un risque jusqu’à étouffer le projet.
    Je préfère utiliser le concept de « point de dureté » qui consiste à identifier des points d’attention sur tous les sujets qui présentent une difficulté. Ainsi on trouve une solution en amont et/ou on prévoit des ressources là où elles seront nécessaires afin de prévenir au mieux les dérives.

    Cet exercice d’introspection est indispensable, il nécessite des personnes fiables et expérimentées capables de dénicher les complexités et trouver des solutions.
    De plus, tous les acteurs concernés doivent être impliqués et entendus.

  3. Disposer de compétences élevées.
    Contrairement aux batailles rangées où la quantité fait la force, le projet nécessite de la connaissance et de l’intelligence.
    Au minimum, il s’agit de réunir des compétences liées au fonctionnement interne, à la gestion de projet et aux techniques déployées. De plus il faut identifier les limites de son organisation et de reconnaitre ses propres limites.

    Les ressources expérimentées sont rares. Il faut être en capacité d’identifier et de connaitre les personnalités capables de porter le projet avec succès.
    En particulier, il faut privilégier la stabilité et les acteurs qui connaissent bien votre organisation.

  4. Chalenger la décision.
    Ne prenez pas de décision tout seul ! Il faut éviter de s’enfermer dans un tunnel de convictions.

    Il faut non seulement évaluer les compétences et l’expérience des acteurs mais également apprécier leur loyauté. Corolaire, il est sain de constituer une équipe de confiance capable d’apporter sans tabous des éléments constructifs.

    Le processus de décision doit intégrer les points de dureté évoqués ci-dessus. La décision même sera objectivée par un ensemble de critères afin d’éviter les fantasmes de réussite.

J’ai le sentiment honteux d’enfoncer des portes ouvertes tant ces conseils semblent évidents. Pourtant, à la base des projets ayant mal fini, le facteur humain a été prépondérant. Les personnalités et les mécaniques de groupe ont presque toujours été responsables de l’échec.

Comme au poker, il n’y a pas de règles gagnantes ou de procédures infaillibles. Toutefois, une bonne lecture du jeu permet d’éviter des déconvenues cuisantes et coûteuses.

Qu’en pensez-vous ? Avez-vous fait les mêmes constats ?

© Pascal Rulfi, février 2020.

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