Le choix des personnes qui vont détenir un pouvoir dans une organisation n’est bien sûr pas neutre. Ces dirigeants vont colorer l’organisation de ce qu’elles sont, de leurs valeurs et de leur culture.
Je constate aujourd’hui la prééminence des financiers dans la gouvernance des entreprises industrielles et une surreprésentation des juristes parmi les dirigeants du secteur public.
En parallèle, j’observe la descente aux enfers de bon nombre d’entreprises, de même, je me désole de constater que depuis des décennies nos organisations privées et surtout publiques cumulent les retards en matière numérique, incapables d’évoluer et de s’adapter.
Chafouin, je ne peux m’empêcher de faire un lien entre l’immobilisme et les qualités de leurs dirigeants.
Une logique mortifère
Nombre d’industries évoluent dans un environnement mature. C’est par exemple le cas de l’automobile et de l’aviation qui naviguent dans un marché établi et fortement concurrentiel.
Comme nous l’indique le cycle de vie d’un produit, les étapes de maturité et de déclin impliquent une pression importante sur les prix.
Ainsi, pour conserver ses marges, l’industriel aura pour obsession le contrôle des coûts de production. Cette approche a le mérite d’apporter très rapidement un retour sur investissement et va porter temporairement ses dirigeants au pinacle de la réussite.
Cette recherche de performance financière va naturellement privilégier une gouvernance basée sur un contrôle financier au détriment de tous les autres leviers de gestion. C’est le règne des comptables qui vont avoir la liberté de prendre des décisions ahurissantes, comme les entreprises Boeing et Stellantis l’ont récemment démontré.
Les comptables ont généralement une inappétence au risque doublée d’une méfiance envers l’investissement. Leur univers porte sur la seule dimension financière.
Pourtant, l’innovation permet de créer des différenciateurs, qui sont autant de promesses de profits futurs. Malheureusement cette démarche comporte des risques qui ne garantissent pas un retour rapide aux actionnaires, ainsi le financier prudent est renforcé dans son pouvoir.
En ce qui concerne les administrations publiques, elles bénéficient d’un monopole qui les affranchit des affres de la concurrence. Leur gouvernance est encadrée par le droit, ce qui est la définition technique de ce qu’est une bureaucratie.
Ce type d’organisation va naturellement attirer des profils juridiques qui seront à l’aise avec la règle, sans aucune considération, voire compétence, sur tout ce qui touche à l’optimisation.
J’ai souvenir d’un échange avec une juriste qui occupait un poste important, le sujet portait sur l’industrialisation de l’administration. Sa réaction exprimait une incompréhension profonde qui en disait long sur son ignorance concernant les processus, l’optimisation et les automatisations. Son terrain de jeu ne portait que sur la conformité à la loi, ce qui n’incite ni à l’inventivité et ni à l’innovation.
Une anomalie
Henry Minzberg, universitaire et spécialiste du management, a théorisé la typologie des structures des organisations.
Mintzberg a réinterrogé la représentation formelle de la structure. Ainsi, l’organisation n’est plus vue comme composée de services ayant des liens hiérarchiques ou fonctionnels, mais comme un assemblage de six parties échangeant des flux de différentes natures. La structure de l’organisation prend la forme suivante :
Le cœur de la structure organisationnelle est constitué du centre opérationnel qui effectue le travail de production, du sommet stratégique dans lequel se trouvent les hauts dirigeants et de la ligne hiérarchique qui est la courroie de transmission entre le centre opérationnel et le sommet stratégique.
On observe deux structures séparées de la structure principale : la technostructure qui planifie, organise et contrôle sans autorité formelle ainsi que le support qui comprend les services non liés à la production. La structure de support inclut notamment les services financiers, les RH, le service juridique, le marketing, etc.
Dans un souci de performance, on pourrait s’attendre à ce que le sommet stratégique soit occupé par des experts du domaine dans lequel l’organisation opère. Des personnes capables d’apporter de la valeur, de la différentiation et une vision stratégique afin de mener l’organisation vers des sommets.
Chacun dans leur époque, Sam Altman chez OpenAI, Steve Jobs chez Apple ou Henry Ford chez Ford ont été des dirigeants visionnaires et qui connaissaient le métier. Si leur comportement a été souvent critiquable, leurs compétences propres à l’activité et leur talent ont permis de générer énormément de valeur, pour ne pas dire qu’ils ont révolutionné notre environnement.
Pourtant, j’observe dans nombre d’organisations une prééminence des juristes et des financiers dans des fonctions liées au sommet stratégique.
Il serait intéressant de comprendre quelle mécanique préside au choix de personnes dont les profils sont destinés à la structure de support et qui se retrouvent au sommet stratégique, et ce, sans aucune compétence du cœur de métier de leur organisation.
À mon humble avis, ce type de décision représente une anomalie. Un choix qui, non content d’être inefficace, peut s’avérer mortifère dans la durée.
Des enjeux
Dans des environnements stables et matures, les gardiens du temple peuvent être des psychopathes du contrôle, des allergiques au risque, des fanatiques de la conformité, voire des feignasses patentées. Mais les environnements stables n’existent pas, car le monde évolue, avec ou sans eux.
Une vision statique et défensive de l’entreprise a peu de chance de trouver le chemin de la croissance, voire simplement de la survie. Tout leader incontesté qu’il fut, Kodak a disparu, comme bien d’autres ont disparu faute d’avoir su s’adapter.
Il en est de même pour les administrations publiques : si elles ne peuvent disparaitre, elles croulent sous les dettes et les archaïsmes, dans une incapacité chronique à adapter leur fonctionnement. Pourtant, je ne doute pas une seconde qu’elles sont conformes aux règles et qu’elles prennent un minimum de risque.
À ce titre, il est intéressant d’observer la gouvernance de l’Europe, très légaliste face aux grandes puissances qui s’inscrivent de plus en plus dans un rapport de force. Vladimir envahit l’Ukraine par la force, Donald se torche avec les accords et Xi avance ses pions par la ruse et la détermination.
À part la promesse de lendemains douloureux, je me demande ce que nos administrateurs du bon droit vont proposer, à part s’insurger.
Très récemment et après avoir lu le rapport de Mario, Ursula, présidente de la Commission européenne, a déclaré vouloir « relancer le moteur de l’innovation ». Je vous le donne en mille, en distribuant des aides, en révisant la législation et en réduisant les obligations des entreprises.
L’innovation décrétée par la loi ! Caricatural et voué à l’échec, car l’exploitation de l’intelligence passe par une organisation visionnaire, pas par des décrets bureaucratiques.
Conclusions
La prospérité de la Suisse provient de son travail et de sa faculté d’innover. Rappelons-nous des travaux titanesques qu’a représenté la construction des infrastructures tels les chemins de fer, les tunnels comme le Gothard, dirigé par l’ingénieur genevois Louis Favre, les barrages comme la Dixence, calculée par les ingénieurs de l’EPFZ avec le Zuse 4, le premier ordinateur commercial, le tout porté par des banquiers visionnaires tel Alfred Escher vom Glas fondateur du Crédit Suisse. Une Suisse qui avait foi dans le progrès.
Le numérique est le nouvel or, il est aujourd’hui ce que les infrastructures étaient hier. Pourtant, nous nous montrons incapables de la moindre vision, incapables de nous projeter dans de nouveaux projets disruptifs.
Nous nous comportons comme des rentiers fragiles, souffreteux et inquiets de l’avenir. Il suffit de lire le journal pour constater que toute innovation est perçue comme un risque qu’il faut légiférer.
Nous avons besoin d’un élan, d’un esprit d’entreprise, de retrouver le goût du risque. Il faut encourager et valoriser les filières scientifiques utiles. Privilégier ceux qui font et renvoyer les contrôleurs de la conformité et les comptables dans les structures de support.
Plus que jamais, nous avons besoin de faire, pas de légiférer.
Plus que jamais, nous avons besoin d’innover, pas de contrôler.
Nos ressources doivent être consacrées à avancer, à produire de la valeur, pas à distribuer des prébendes et à pondre des rapports et des lois !
© Pascal Rulfi, février 2025.
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