Lettre aux jeunes ingénieurs (du numérique)

Chers ingénieurs en devenir ou en début de carrière. Vous avez réussi des études très exigeantes durant lesquelles vous vous êtes mangé des équations impossibles, vous avez solutionné des problèmes d’enfer, pondu des projets du futur et bien d’autres joyeusetés harassantes. Bravo !

Vous vous sentez prêt à affronter le monde professionnel avec la conviction que rien ne vous arrêtera car le numérique a conquis le monde et vous en êtes les experts. Il parait qu’il manquerait en Suisse 30’000 professionnels de l’informatique, la voie du succès est donc grande ouverte.

Les connaissances techniques pointues que vous avez acquises pendant vos études devraient vous permettre de révolutionner le monde, de plus vous ne manquez pas d’idées. A elles seules elles vous protégeront de toutes les turpitudes de la vie, du moins c’est ce que vous avez appris.
Vous êtes probablement convaincus que les bonnes idées débouchent sur des projets qui créent de la valeur. Bien entendu, ces idées seront immédiatement reconnues par vos supérieurs avides des succès qui apporteront au monde les innovations qu’il attend avec ferveur.

Je m’en voudrais de calmer vos ardeurs. Toutefois, je vous soumets quelques observations sur notre environnement.

Succès du numérique
Microsoft (1975), Apple (1976), Amazon (1994), Google (1998), Facebook (2006), ces firmes qui dominent le numérique ont totalement révolutionné nos usages. Un autre un point commun les lie : elles sont toutes nées sur la côte ouest des Etats-Unis.

Durant cette même période, je ne vois rien d’équivalent en Europe. J’identifie deux entreprises actives dans le numérique et leaders mondiaux dans leur domaine : SAP (1972), un progiciel de gestion d’entreprise fondé par des ex d’IBM et Catia (1970) logiciel de conception assistée par ordinateur, filiale (depuis 1981) de l’avionneur Dassault. Ces logiciels issus des besoins des industriels sont des outils très puissants, mais ne sont pas des disrupteurs qui touchent directement l’ensemble de la population.

Nous pouvons conclure que l’Europe, dont la Suisse, ne propose pas les conditions cadres qui permettent l’émergence et le développement de sociétés innovantes. Il ne s’agit pas ici d’en décrire les causes qui ont été largement commentées par les experts. La seule chose à retenir est qu’en matière de numérique, les bonnes idées et les projets ambitieux se développent rarement ici.

Digression ferroviaire
La prolongation de la ligne de tram 14 a été inaugurée à Genève en 2021. Cette prolongation en milieu semi-urbain en direction de Bernex-Vailly s’étend sur 2.3 km et comprend 4 arrêts sur un domaine rigoureusement plat sur lequel existait déjà une large route. Les travaux ont débuté en février 2019 et les premiers convois ont circulé en juillet 2021. Cela fait donc 29 mois de travaux pour un budget de 100 millions de francs, soit 43.5 millions de francs par kilomètre.

Ce montant stratosphérique m’a interpellé. Je me suis amusé à le comparer avec le projet du chemin de fer du Salève (près de Genève) mis en chantier en 1891. J’admets que la comparaison n’est pas très académique mais j’aime porter des exemples de réalisation du temps des pionniers.

Ce train électrique à crémaillère était une première mondiale, il reliait Veyrier (551m) aux Treize-Arbres (1142m) sur 9.1km. Il comprenait 23 ponts et un tunnel de 119 mètres que l’on pouvait encore récemment traverser en randonnant vers Monnetier.

Le premier coup de pioche de ce projet techniquement complexe a été donné le 26 juillet 1890 et a été inaugurée le 1er décembre 1892, soit le même temps que pour prolonger la ligne 14 du tram. En revanche, le budget n’était tout à fait le même puisqu’il avait coûté en son temps 2’300’000 francs [Le chemin de fer du Salève, 1992], soit 252’747 francs par kilomètre répartis comme suit :

terrains100’000
terrassements 200’000
travaux d’art200’000
voie et rail conducteur 460’000
gares, abris, restaurant, mobiliers200’000
station génératrice410’000
ligne de transport40’000
téléphone, clôture, outils30’000
12 voitures300’000
concession, administration, surveillance240’000
intérêts pendant la construction120’000

Le franc de 1890 n’avait pas la même valeur que le franc d’aujourd’hui me direz-vous. Vous avez raison !
L’office fédéral de la statistique nous apprend que l’indice des prix à la consommation a évolué comme suit :

Selon ces informations, nos 252’747 frs/km de l’époque représenteraient aujourd’hui 2’629’074 Frs/km. Très loin des 43’500’000 Frs/km de la prolongation de la ligne 14 sur terrain plat !
L’inflation du BTP serait 16.6 fois supérieure à l’indice du coût de la vie pour des travaux beaucoup plus simples. Belle performance !

J’ai essayé de trouver d’autres indices, ils sont malheureusement incomplets et ne permettent pas une comparaison satisfaisante. Toutefois observons les deux indices suivants :

Entre 1891 et 1992, le prix des matériaux de construction a été multiplié par 12.8 alors que durant la même période, l’indice du coût de la vie n’a augmenté que de 8.7 fois. Encore faudrait-il connaitre la composition du panier des « matériaux de construction » pour pouvoir comparer.

Entre 1891 et 1995, le salaire horaire réel moyen corrigé en suisse a été multipliés par 8.4. Cette augmentation du pouvoir d’achat correspond à l’augmentation de la productivité du salarié par les moyens de la technique.
Étrangement, cette augmentation de la productivité ne se retrouve pas répercutée dans les travaux de BTP, alors que depuis 1881, les techniques ont grandement évolué et devraient permettre de substantielles économies.

Je n’ai pas pour but de rechercher les causes de la décorrélation entre l’augmentation des prix de constructions et l’indice du coût de la vie, mais force est de constater que l’inflation est importante.

Je me suis toujours demandé comment on arrivait à commander pléthore de travaux publics pour des utilités qui paraissent parfois bien maigres. « Le coupable est celui à qui le crime profite » aurait dit Sénèque. Pas de doute, les marchands de béton et de pelles mécaniques savent y faire !

Le même phénomène peut être observé avec les coûts de la santé qui augmentent chaque année plus vite que l’inflation. Une meilleure qualité de vie ainsi que l’augmentation de l’espérance de vie, qui a passé à la naissance de 43.3 ans en 1881 à 75.5 ans en 1995 pour les hommes, sont les arguments qui justifient chaque augmentation des assurances maladie.

Si on pense au secteur primaire, les subventions pleuvent à chaque irrégularité. Subvention en cas de grêle, de forte pluie, de franc fort et j’en passe. Tout est bon pour toucher une subvention.

Et je ne parle pas des banques, qui très discrètement, préservent leurs intérêts au plus haut niveau des états pour ne pas dire qu’elles dictent tout simplement leur conduite.

Le mythe du marché libéral
Dans un marché parfait, l’effet de concurrence doit privilégier la meilleure offre, le meilleur rapport qualité-prix, le meilleur tout court.
Celui qui maitrise les techniques qui offrent un avantage compétitif est plus performant, il devrait donc gagner. Telle est la croyance du jeune ingénieur qui recherche avidement les meilleures solutions.

Dans cette compétition, le numérique est l’arme ultime, l’outil de l’augmentation de productivité, le vecteur d’amélioration de l’expérience client. Et pourtant, nous sommes à la traine, nous peinons à mettre en place les outils du changement.

Tout au plus nos bureaucrates édictent des lois : RGPD en Europe, loi fédérale sur la protection des données LPD en Suisse. Près de 30 ans après l’explosion d’internet, le législateur se réveille, et comme seul réflexe, il contraint, effrayé par la puissance qu’ont pris les GAFAM.
Voilà qui en dit long sur notre gouvernance.

A propos de gouvernance, pour 2021 et selon l’OCDE, le rapport des dépenses des administrations publiques en regard du produit intérieur brut est le suivant :

On remarque que la France, le pays le plus étatiste, engloutit 59% de son PIB en dépenses publiques.
Selon l’INSEE, le rapport n’est tendanciellement pas prêt de s’inverser.

Que déduire de tout ça ?
On peut subodorer que la gouvernance des pays européens est structurellement politique et étatique.
Dans ce contexte, ce n’est pas le libre marché qui pilote la gouvernance, les cautèles sont politiques et bureaucratiques. Cet environnement privilégie plutôt les juristes et les contrôleurs, en revanche il est peu propice aux inventeurs et aux entrepreneurs. En outre, le plus gros donneur d’ordre est l’état.
Je n’ai pas de jugement de valeur sur ce choix mais mieux vaut en être conscient.

Une gestion par la politique est rarement visionnaire en matière technologique. Et c’est logique, les politiciens doivent satisfaire le plus grand nombre alors que les entreprises ont pour but de maximiser leurs profits.
La maximisation du profit passe notamment par l’innovation. Innover c’est changer, et le changement est anxiogène par nature. Dès lors, pour satisfaire son public, le politicien aura tendance à promettre la lune sans que rien ne change.

De plus, le numérique est un domaine intangible que peu maitrisent réellement. Là est le paradoxe, le numérique est la plus grande révolution de ces 50 dernières années et nous nous offrons le luxe de collectivement le négliger.

Les GAFAM ont eu beau jeu de s’engouffrer dans les lacunes de notre gouvernance en s’arrogeant des pouvoirs dont la portée échappe encore à nombre de dirigeants, et sans que nous saisissions notre chance d’être des acteurs productifs de ces changements.

Conclusions
Chers jeunes ingénieurs du numérique, vous le comprenez comme les ingénieurs civils l’ont compris bien avant vous, rien ne sert d’être le meilleur en se livrant à des débats de clocher sur d’obscurs sujets techniques. Dans l’environnement qui est le nôtre, le but est de capter une part du gâteau, la plus grosse possible.

En bourse, il est coutume de dire qu’on ne se bat pas contre le marché. Dès lors, mieux vaut s’adapter au contexte et jouer avec les règles en cours. Fédérez-vous et occupez le terrain du pouvoir. Engagez-vous en politique pour défendre votre cause comme tous les secteurs d’activité le font.
Trouvez des angles, peaufinez des arguments : sécurité, emploi, autonomie, qualité de service, lutte contre la dette. Reprenez à votre compte les sujets qui fonctionnent pour les autres secteurs et déclinez-les à votre cause. Imposez des règles et des normes qui protègent votre activité.

Vous ne me croyez pas ? Observez les commissions du Grand Conseil genevois (organe législatif), sur les 23 commissions, pas une seule ne traite du numérique alors qu’il s’agit de la plus grande révolution en cours !

Sous nos latitudes, ce n’est malheureusement pas votre excellence technique qui fera la différence mais votre capacité à infléchir la gouvernance en y intégrant le numérique.
Misez sur l’ingénierie sociale plus que l’ingénierie tout court. Ne laissez pas ces places aux administratifs qui sont les interlocuteurs naturels des environnements bureaucratiques.

Je vous propose de briller autrement qu’en vous crevant les yeux pendant de longues heures devant un écran. Profitez-en et tentez votre chance !

© Pascal Rulfi, septembre 2023.

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