J’observe depuis plusieurs années le développement rapide des certifications de compétences. Certaines certifications deviennent des arguments dans un CV, car elles sont demandées par les recruteurs. Si au début je les ai accueillies favorablement, j’ai développé à leur égard une méfiance, voire une franche hostilité.
Je me suis donc interrogé du pourquoi de cette hostilité alors qu’au siècle dernier, j’ai moi-même défendu et demandé à mes collaborateurs qu’ils se soumettent à des certifications.
À l’origine
J’ai été confronté aux premières certifications au travers d’un éditeur de logiciels bien connu. Si au début, la relation de partenariat était peu contraignante, l’éditeur a progressivement durci les conditions en imposant notamment des obligations en matière de connaissances pour représenter officiellement ses produits. Très logiquement, cet éditeur a mis en place une structure de formations et de certifications qui valident les connaissances en qualité et en quantité.
Cette approche est légitime, en effet, la complexité sans cesse croissante de l’offre et le modèle de commercialisation indirect (l’éditeur est représenté par des intermédiaires indépendants) nécessite de structurer le marché et de garantir au client final une qualité de service minimum.
La maitrise des outils informatiques sophistiqués ne va pas de soi. En effet, l’enjeu consiste à comprendre le périmètre fonctionnel et les possibilités offertes par le produit, d’autant qu’il s’agit de logiciels d’un éditeur dont la mise en œuvre est propre à ce dernier.
Dans le domaine technique, déterministe et aux contours précis, cette approche a été adoptée par tous les éditeurs de logiciels et de solutions. Ainsi, Microsoft, Cisco et les autres ont monté des programmes de partenariat adossés à des cycles de certification. Dont acte.
La grande fête du slip
Le principe de la formation-certification est devenu un business. N’importe quelle méthode, n’importe quel sujet donne lieu à sa formation associée à sa certification. Agilité, projet, qualité, audit, gouvernance des technologies, sécurité, la liste des sujets est infinie (je laisse à chacun le soin de trouver les certifications possibles en regard de chacun de ces sujets).
Selon le sujet, en quelques jours de formation (payante) et un passage à la case examen (payant), vous voilà nanti d’une belle certification qui fait de vous le roi de la piste. Où est le problème ?
Prenons l’exemple d’un chef de projet, une activité qui consiste à mobiliser et coordonner des ressources pour atteindre un but qui n’a pas pour vocation d’être reproduit. Un projet est par essence unique. Le chef de projet exercera son talent pour éviter les immanquables chausse-trapes, les errements, la mauvaise utilisation des ressources et j’en passe. Diriger un projet demande une expertise et une longue expérience dans le domaine dans lequel le chef de projet exerce, que ce soit la conception d’un logiciel, la construction d’un pont ou la fabrication d’un avion.
Dès lors, les formations certificatives de type PMP semblent bien insuffisantes face aux défis que représente la véritable direction de projet. Pourtant, lorsqu’il cherche un chef de projet, le service des ressources humaines des grosses entreprises va rechercher des candidats certifiés PMP.
Un autre exemple est celui de l’audit. Une activité que je peux associer à une démarche d’enquêteur de police, un exercice qui demande du flair, des connaissances, de l’intelligence humaine, de l’expérience, voire du courage afin de débusquer les irrégularités. Les méthodes d’investigation sont propres à chacun. Avec un peu de légèreté, je peux évoquer l’approche d’une enquête par Maigret, Columbo ou San Antonio, dont les signatures dans la façon de mener l’enquête sont pour le moins différentes. Ces commissaires de papier montrent qu’ils parlent d’humains, ce qui nécessite une approche sociologique de la problématique.
L’audit n’échappe pas à la formation certificative. Ces certifications apportent une espèce de cadre méthodologique qui ne manque pas d’émettre des évidences (par exemple, il faut rester « neutral » comme le préconise aussi JCVD). Rebelote, ces certifications seront exigées pour prétendre à un poste d’auditeur. Ce qui permet de remplir une case dans l’organisation, case imposée par une loi ou un référentiel de bonne pratique qui donne lieu à une nouvelle certification.
On relèvera que le référentiel d’audit provient d’une association dont le business couvre plusieurs domaines de certification tels CISA, CISM, CGEIT, CRISC et promeut également les référentiel COBIT et Val IT. Je laisse le soin au lecteur d’identifier tous ces acronymes et toutes les dépendances à d’autres référentiels.
Je crois qu’imposer un cadre méthodologique unique et fermé dans des matières qui traitent de l’humain est une erreur, pour ne pas dire qu’il s’agit d’un délire bureaucratique qui, in fine, est une défiance à l’intelligence humaine. Cette quête de la méthode infaillible et très normée du contrôle débouche sur de l’audit de conformité. Triste issue qui se montre le plus souvent incapable d’apprécier la performance et d’introduire de l’innovation dans les recommandations.
Le propos m’évoque l’image de cette pub mythique de 1984 qui s’inspirait du roman d’Orwell !
Ce qui m’attriste le plus, c’est la paresse des recruteurs qui, faute de connaissances suffisantes pour apprécier les compétences intrinsèques nécessaires à accomplir les missions prévues, s’appuient sur des certifications dont la plus-value reste à prouver.
Jusqu’au délire
Tout devient certifiable et c’est ainsi que les sciences (très) molles s’emparent du sujet. On trouvera notamment un certificat de « bonheur dans les organisations » aussi creux qu’il est à la mode. Prenez n’importe quel thème en vogue et vous trouverez assurément plusieurs certifications associées à ces sujets.
Pour donner un peu de crédit aux instituts de formation qui délivrent des certifications, il est de bon ton d’être certifié par un label qualité (p .ex. eduQua). Et pour devenir un certificateur, il faut bien entendu être soi-même certifié. Une forme d’énergie perpétuelle qui se nourrit elle-même de ce qu’elle produit.
Le questionnement
Notre pays peut s’enorgueillir d’un système de formation performant. De l’apprentissage qui garantit un socle de personnes formées de façon pragmatique, aux Écoles Polytechniques qui frayent avec l’élite mondiale, en passant par les HES et les Universités, nous disposons collectivement de ressources de grande qualité. Bien entendu, dans un monde qui change à grande vitesse, ces ressources sont à cultiver en veillant à une amélioration continue des connaissances.
Dès lors, je m’interroge sur la nécessité qu’ont les RH de s’appuyer sur les caches sexe de la connaissance. Pourquoi considérer des formations d’une semaine, qui s’imposent face à des personnes au bénéfice d’un bagage académique sérieux et universel ?
Je tempère mon propos, car il est des formations certifiantes intéressantes, je pense en particulier aux référentiels de bonnes pratiques. Toutefois, il doit s’agir d’un cadre inspirant et non pas d’une doxa à appliquer à la lettre.
L’expertise est souvent unique, elle provient d’un ensemble de paramètres non reproductibles qui lient connaissances, expériences et parcours professionnel. Le parcours de vie, la personnalité, la vision personnelle, l’ambition et toutes autres choses plus ou moins avouables, font l’intérêt d’un individu. Un individu si loin de la personne normée à attribuer dans une case de l’organisation que fantasment les bureaucrates.
Un bon chef de projet, un bon enquêteur ou un bon manager sont le résultat d’un long parcours et non pas d’une certification qui ne fait que rassurer les responsables RH, eux-mêmes biberonnés aux pseudos méthodes miraculeuses, mais bien peu scientifiques.
Le service du personnel, à la mission purement administrative, s’est progressivement transformé en un département des ressources humaines. Pour justifier leur importance, les RH se sont attribués de nouvelles missions en théorisant leur activité. C’est ainsi que tous les hochets du vivre ensemble éclosent dans les organisations : du bonheur au travail imposé au babyfoot, tout y passe. Pourquoi pas, si le bénéfice est prouvable. Dans cette même approche pseudo-scientifique, il y a la promesse de recruter sans erreurs. Promesse plus compliquée à tenir quand on ne connait pas intimement les métiers. Les certifications prennent alors tout leur sens. Un project certified ou un auditor certified ont le mérite de nommer une connaissance spécifique, quitte à ce qu’elle soit superficielle, alors qu’un titre de docteur ou d’ingénieur est plus compliqué à appréhender.
Conclusions
En Suisse, nous bénéficions de lois sur le travail assez libérales. Cette liberté donne le droit d’essayer et de se tromper, d’un côté comme de l’autre. Il n’est donc pas besoin de garantir l’infaillibilité dans un recrutement.
En revanche, il est important de rappeler aux RH ce que sont nos formations, de rappeler l’excellence de nos écoles et le potentiel exploitable de ceux qui en sortent. Une formation continue est souhaitable. On la préférera dans des écoles qui dispensent des formations généralistes, reconnues et exploitables dans la durée.
Il appartient aux RH de ne pas confondre connaissances et métier. Il s’agit d’apprécier objectivement le parcours dans toutes ses dimensions et ne pas se reposer sur les oreillers de paresse que constituent les tests psychotechniques dont la validité est fortement mise en cause. S’appuyer sur des tests et des certifications à la valeur discutable est une offense aux personnes qui ont fait l’effort de vrais diplômes.
Pour moi, les productifs auront toujours raison sur les bureaucrates. Il appartient donc aux productifs d’évaluer le potentiel d’un nouveau collègue ainsi qu’au responsable d’apprécier le potentiel vis-à-vis des ambitions de l’entreprise.
Il est difficile d’évoquer le bon sens, car chacun a le sien. Néanmoins, il est fortement souhaitable que chacun assume ses choix et ses coups de cœur sans s’adosser à des artifices qui se veulent rassurants. Finalement ces démarches ne traduisent que de la peur et une forme d’incompétence, ce qui est paradoxal.
Le moteur « PureTech » du groupe Peugeot-Citroën fait scandale pour sa grande fragilité due à des erreurs de conception. Ce moteur, né en 2013 et plusieurs fois primé, met en lumière les errements du groupe Stellantis qui a diffusé cette mécanique dans l’ensemble des marques du groupe alors que les problèmes étaient connus. C’est pour moi l’occasion de parler de ce groupe né de la fusion en 2021 entre PSA (Peugeot Citroën) et FCA (Fiat Chrysler).
Les fusions et les acquisitions font partie de la logique de consolidation propre au monde de l’entreprise. Le secteur industriel n’échappe pas à la règle, comme nous allons le voir avec Stellantis. Ce groupe franco-italo-américain se retrouve avec un portefeuille de 14 marques (Alfa Romeo, Abarth, Chrysler, Citroën, Dodge, DS, Fiat, Jeep, Lancia, Maserati, Opel, Peugeot, RAM, Vauxhall) plus divers équipementiers, le tout avec un historique de consolidation tortueux qui court sur plus d’un siècle.
Carlos Tavares a été nommé directeur général à la tête de ce nouveau mastodonte de l’industrie automobile. Monsieur Tavares a fait l’essentiel de sa carrière chez Renault. Il est devenu second de Carlos Ghosn avant de diriger le groupe français PSA (Peugeot Citroën). Cela peut laisser le sentiment que Stellantis est un groupe à dominante hexagonale, d’autant que nombre de solutions techniques ont été prélevées dans le groupe PSA. C’est oublier un peu vite que l’actionnaire de référence est Exor, la holding contrôlée par la famille Agnelli, fondatrice de FIAT avec 14.2% du capital, vient ensuite la holding de la famille Peugeot avec 7.08% du capital. Le conseil d’administration est présidé par John Elkan, descendant de la dynastie Agnelli, la vice-présidence est assurée par Robert Peugeot de la famille éponyme.
Les marques
Comprendre la fusion nécessite de comprendre l’histoire qui a forgé chacune de ces marques, ce qui a fait leurs forces et leurs faiblesses.
Fiat Si nous connaissons Fiat comme la marque emblématique du miracle italien, il ne faut pas oublier qu’elle fut une pionnière visionnaire dès le début du XXe siècle. Jusque dans les années 70, Fiat était un fabricant de voitures puissant qui, non seulement dominait le marché italien et européen, mais avait une forte présence internationale.
Nicolas Bouvier et sa Fiat Topolino
On ne peut parler de Fiat sans mentionner son emblématique patron Gianni Agnelli, petit-fils du fondateur, qui a été considéré par certains comme le véritable « roi d’Italie ». Personnalité internationale et cultivée, l’Avvocato aura trouvé moyen d’être un intime des Kennedy et de Kissinger et de vendre une usine clé en main à l’URSS, celle qui a produit les fameuses Lada qui n’étaient rien d’autre que des Fiat 124.
Cela pour dire que sous le règne de Gianni Agnelli, Fiat a été dirigée avec une vraie vision industrielle, qui lui a donné une avance technologique certaine et une envergure internationale. En francophonie, nous peinons à admettre cette supériorité tant nous sommes influencés par une presse française qui a toujours été dénigrante vis-à-vis des productions transalpines.
Depuis, divers directeurs ont succédé à l’Avvocato. Au mitan des années 2000, le financier Sergio Marchione a su redresser l’entreprise en période difficile. Il aura lancé avec succès la Fiat 500, mais en bon comptable, il aura surtout cherché à baisser les coûts et à fusionner l’entreprise, notamment avec General Motors, en négligeant les investissements pour le futur.
Résultat, Fiat ne propose que des modèles vieillissants et tente de surfer sur le succès de la 500 en la déclinant à toutes les sauces avec une fortune très relative. Le segment de marché de Fiat est depuis longtemps concentré sur la voiture populaire, malgré des tentatives d’incursion dans le haut de gamme dans les années 70. Populaire signifie de porter une attention particulière sur le prix, pour cela, elle a conservé une certaine attractivité grâce à la dévaluation compétitive de la monnaie italienne, quand bien même la qualité n’a pas toujours été au rendez-vous.
Alfa-Romeo Marque de grand luxe avant-guerre, elle a produit les voitures les plus performantes de son époque et qui auront marqué les décennies 1920 et 1930. Les Alfa Romeo 6C, 8C ou P3 auront écumé les circuits et gagné les grandes courses, ce qui aura forgé la réputation de cette marque de légende.
Après la seconde guerre, comme la majorité des constructeurs, Alfa Romeo a produit des voitures plus accessibles, plus populaires, mais toujours à caractère sportif. Des moteurs brillants dans des carrosseries élégantes, elles ont porté haut leur italienneté et ses cabriolets ont incarné la dolce vita. Le 4 cylindres Bialbero ou le 6 cylindres Busso ont laissé des souvenirs impérissables chez les amateurs d’autos de caractère.
Alfa Romeo a été la propriété de la holding d’État IRI de 1933 à 1986. En proie à des problèmes financiers récurrents, Alfa a été condamnée à replâtrer ses anciennes autos pour créer de nouveaux modèles, jusqu’à être totalement dépassées. En difficulté, Alfa Romeo a été avalée par le géant turinois Fiat.
Depuis, son catalogue a été constitué de modèles basés sur des plateformes d’origine Fiat, des tractions équipées de moteurs qui ne chantent plus. Elle a fini par être l’ombre d’elle-même, malgré une récente tentative de produire une vraie Alfa. Dans la durée, elle a été définitivement distancée par BMW, sa concurrente naturelle, qui luttait dans le même segment de marché. Une belle qui a perdu tout son lustre et qui n’a pas su renaitre de ses cendres.
Lancia Lancia était une marque de voitures intelligemment conçues, avant-gardistes et appréciées par la bourgeoisie. Plus récemment, elle bénéficiait d’une image de performance glanée sur les épreuves de rallye avec ses redoutables modèles Stratos, 037 et Delta Integrale.
Tintin dans une Lancia Aurelia B20
Dans une situation qui me semble être un doux mélange entre Citroën et Alfa Romeo pour l’innovation et les finances précaires, Lancia a fini par être absorbée par Fiat.
Depuis, le propriétaire Fiat a fixé des orientations stratégiques pour faire de l’ordre dans son portefeuille de marques. Elle a attribué à Lancia le segment des berlines bourgeoises premium et à Alfa Romeo les voitures à caractère sportif. Stratégie peu concluante, car on ne fait pas passer pour premium une Fiat, fût-elle tendue d’alcantara. Depuis, Lancia navigue dans les limbes de l’inexistence en ne commercialisant qu’un seul modèle et seulement en Italie.
Maserati Maserati est une marque de voitures de niche et de haute performance dont la gloire aura été portée entre autres par l’illustre Fangio.
Fangio et sa Maserati à Monaco en 1957
Un marché de niche est toujours compliqué à maintenir, d’autant plus quand la réputation est forgée sur la course qui exige des budgets extravagants. Dès lors, l’histoire de Maserati ne pouvait être que mouvementée. Ce genre de marque, au passé aussi héroïque que les finances sont précaires, a toujours attiré les généralistes qui cherchent du prestige à leur marque roturière. Ainsi, Maserati est notamment passée sous le contrôle de Citroën qui cherchait un noble 6 cylindres qu’elle trouvait à bon compte chez ce constructeur orfèvre.
Depuis 1987, Maserati a été intégrée dans le groupe Fiat et cornaquée par la prestigieuse Ferrari dont elle a repris les moteurs. Ainsi, les anciens ennemis sur les circuits ont été associés.
Marque au passé glorieux, elle souffre aujourd’hui d’une image floue entre premium et grand luxe, avec des chiffres de vente en fort déclin.
Peugeot L’entreprise familiale Peugeot est plus ancienne que l’automobile elle-même. Cette marque à l’image sérieuse et discrète est une pionnière de cette jeune industrie qu’est l’automobile au début du XXe siècle. Son origine franche comtoise lui a probablement donné son caractère de sérieux et de prudence, loin de la flamboyance de certains de ses concurrents.
À la sortie de la guerre, l’État français établit le Plan Pons, un plan quinquennal pour relancer l’industrie automobile. Ainsi, les bureaucrates du ministère de la Production Industrielle ont assigné des segments de marché à chaque constructeur. À Simca et Panhard, la production d’autos populaires. Le moyen de gamme à Renault et Peugeot et le haut de gamme à Citroën. Cet héritage aura laissé des traces jusqu’à aujourd’hui, la France se sera montrée inapte à développer un vrai haut de gamme pérenne comme l’ont fait les constructeurs d’outre Rhin.
Peugeot s’est régulièrement trouvée en position de faiblesse, centrée sur un marché franco-français. Ses exportations ont surtout été liées aux colonies qui utilisaient les robustes « Pijo », détrônées après la décolonisation par les très robustes japonaises, autrement plus adaptées aux territoires d’outre-mer.
Dans les années 80, Peugeot était au bord du gouffre, notamment par les difficultés à digérer le rachat des actifs de Chrysler Europe. Elle a été sauvée par le succès de la pimpante 205.
Je peux voir en Peugeot un constructeur qui se situait dans la moyenne, dans le ventre mou de la production automobile avec une grande dépendance au marché européen. Une situation dangereuse dans un marché mature.
Citroën Citroën était l’enfant turbulent de la production automobile française. Premier constructeur européen à introduire le taylorisme dans ses usines en 1926, cet innovateur impénitent a marqué son époque avec des modèles tels que la Traction, la DS, la SM ou la 2CV. En particulier, sa suspension hydropneumatique aura été aussi révolutionnaire que compliquée et coûteuse à maintenir. Ses flamboyances techniques l’auront menée au gouffre.
Fantomas et sa Citroën DS volante
Désignée marque haut de gamme dans le Plan Pons d’après-guerre, c’est aujourd’hui une marque sans audace qui survit dans le sillage de Peugeot. On ne sait plus trop ce que Citroën représente. Tantôt audacieuse, tantôt quasi low cost, Citroën a dilapidé le capital de sympathie dont elle bénéficiait et les ventes s’en sont logiquement ressenties.
PSA tente de refaire vivre le mythe en créant la marque DS, marque se voulant premium avec l’idée d’associer DS au lustre d’antan de la Citroën DS. Inutile de commenter tant l’initiative semble vaine.
Opel (et Vauxhall) Pendant plus de 80 ans, Opel a été la branche européenne de l’américain General Motors. Opel a produit des voitures fiables et abordables, appréciées par les bons pères de famille. Affublées d’un design passe-partout, elles bénéficiaient de l’image que l’on associe à la production germanique. Dans une certaine mesure, je dirais qu’Opel était en Allemagne ce que Peugeot a été en France.
Vauxhall était le pendant anglais d’Opel qui, depuis longtemps, ne proposait que des Opel rebadgées.
Au fil des années et des errements de son propriétaire GM qui peinait à comprendre le marché européen, Opel a cumulé les exercices déficitaires, concurrencé par des marques plus compétitives dans son segment de marché. Las de perdre de l’argent, GM vend à PSA sa filiale européenne Opel-Vauxhall en 2017. Au prix d’une réduction drastique des coûts, Opel est revenue profitable seulement un an après son intégration officielle dans PSA.
Chrysler Des Big Three (GM, Ford, Chrysler) de l’industrie automobile américaine, Chrysler a toujours été le maillon faible. Déjà dans les années 80, Chrysler était au bord de la faillite, sauvée par son nouveau directeur général, Lee Iaccoca, ingénieur mu par un légendaire sens du marketing.
Dans un marché américain hyper concurrentiel, attaquée dans le milieu de gamme par les importations japonaises et dans le haut de gamme par les premium allemands, Chrysler a d’abord fusionné avec Daimler (Mercedes), qui finira par jeter l’éponge après de lourdes pertes. La crise de 2008 aura donné le coup de grâce. Elle sera absorbée par le groupe Fiat. Gloire et décadence d’un géant…
Jeep Issue des fameuses Jeep de l’armée américaine qui ont débarqué sur les plages européennes en 1945, la marque Jeep a capitalisé sur cette image forte et a produit des véhicules tout-terrain dès sa création.
Passé dans les mains d’AMC et de Renault (si, si), puis de Chrysler, elle-même absorbée par Mercedes, puis par Fiat, pour finir dans le groupe Stellantis (ouf). Inventrice du concept de 4×4 de luxe, Jeep a bénéficié du boom de ce genre de véhicule, et ce, bien avant le Range Rover anglais. Jeep constituait la pépite du groupe Chrysler.
Plus récemment et en matière technique, Chrysler et Jeep ont plus ou moins vécu sur les acquis glanés pendant la période Mercedes en replâtrant ses modèles, l’entrée de gamme étant des Fiat recarrossées.
La fusion FCA-PSA, une logique industrielle
Le cycle de vie d’un produit est généralement découpé en cinq grandes étapes qui sont : le développement, l’introduction sur le marché, la croissance, la maturité puis le déclin. Les industries associées aux produits suivent la même logique. On peut affirmer que l’automobile est en phase de maturité, voire de déclin. Dans cette situation, le mouvement naturel va à la fusion et aux rachats des concurrents. Sous la pression de la concurrence dans un marché déclinant, les managers vont naturellement s’acheminer vers une consolidation qui doit permettre des économies d’échelle. Le schéma au début de l’article illustre très bien le mouvement de consolidation.
C’est cette stratégie de consolidation industrielle qui a présidé aux décisions des boards respectifs de PSA et de FCA de fusionner pour devenir Stellantis, un groupe dirigé par Carlos Tavares. Rappelons que ce dernier se qualifie lui-même de « psychopathe de la performance ». Chez Renault, il a été le digne second de Carlos Ghosn, connu pour être un « cost killer ». Une belle paire ! Chez Peugeot-Citroën, Carlos Tavares semblait être l’homme de la situation, car si ses fondamentaux vont vers l’optimisation, c’est aussi un ingénieur passionné d’automobile. On pouvait y voir un profil similaire à celui de Ferdinand Piech, qui avait fait des merveilles chez Porsche, Audi et Volkswagen.
Par ailleurs, Carlos Tavares peut s’enorgueillir d’avoir mené le rachat de la marque Opel et de l’avoir redressée après des années de déficits. Ce qui lui a probablement donné des ailes. Ces ailes ont débouché sur la fusion FCA-PSA, un sacré gros morceau !
Au bord de la faillite en 2014, le groupe PSA présentait une marge opérationnelle de 8.5% en 2019, puis de 13% en 2022 avec Stellantis. Le niveau de rentabilité était inespéré et les actionnaires ne pouvaient que se féliciter d’une telle performance.
Les limites de l’exercice
La recette est toujours la même, on mutualise un maximum d’éléments pour trouver des économies d’échelle. Ainsi, Opel a pu rapidement bénéficier d’une gamme renouvelée à meilleur compte en s’appuyant sur la plateforme EMP2 de PSA. En même temps, on supprime les véhicules à faible marge et on augmente les prix de vente dans la mesure du possible.
La stratégie de la plateforme commune a été déclinée sur toutes les marques du groupe, ainsi les récentes Alfa Romeo Milano, Citroën C3 et C4, Fiat 600 et Panda IV, Lancia Ypsilon, Jeep Avenger, Opel Mokka et Corsa, Peugeot 208 et 2008, Dongfeng Yixuan (si, si) sont toutes construites sur la plateforme CMP de PSA.
La même plateforme technique ne dispense pas Stellantis de développer des produits suffisamment distincts pour créer l’illusion de la différence entre marques. Les Alfa-Romeo, Jeep, Lancia, Opel et Peugeot ci-dessous sont en fait les mêmes voitures simplement recarrossées.
D’aucuns pourraient me rétorquer que cela a été la stratégie de General Motors dans les années 1930 et est encore la stratégie du groupe Volkswagen (VAG). C’est en partie vrai, car ces deux groupes ont pris le soin de segmenter leur marché, alors que chez Stellantis les différentes offres s’adressent à un segment de marché identique. J’ajoute que les difficultés rencontrées par les groupes GM et VAG nous indiquent peut-être les limites de ce modèle multimarque.
Pour faire bon poids, la même stratégie est adoptée pour les moteurs thermiques. Le moteur EB Puretech d’origine PSA a été déployé dans toutes les marques du groupe. La course à la dépollution a mené PSA à développer et diffuser ce moteur qui s’est avéré d’une fiabilité catastrophique avec des casses moteurs à de très faibles kilométrages. D’une conception se voulant très moderne, la mise au point est inaboutie, voire désinvolte, ce qui va ruiner la réputation du groupe, d’autant qu’il peine à assumer ses responsabilités.
Le bon père de famille qui a acquis une Opel, marque sans charme, mais réputée robuste, se retrouve avec une voiture qui cumule les problèmes. Croyant avoir acheté la deutsche Qualität il ne peut que se sentir trahi. Comme le corbeau de la fable de la Fontaine, il jurera, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus ! D’autant qu’il existe nombre de marques asiatiques à la réputation sans faille en matière de fiabilité.
De même, l’Alfiste qui recherchait dans sa marque fétiche une automobile aux moteurs brillants et démonstratifs se trouva fort dépourvu quand le sinistre moteur Puretech fut venu. Il ira chercher son fromage chez BMW qui lui offrira des autos sérieuses et authentiques.
Un environnement en mouvement
Je remarque que toutes les marques du portefeuille Stellantis sont structurellement faibles. Beaucoup ont souffert d’un sous-investissement chronique et en perte de vitesse au moment de la fusion. Aucune n’est leader dans son secteur.
La réunion des faibles n’a jamais créé un fort !
Dès lors, et à mon avis, les résultats exceptionnels présentés par la direction de Stellantis ne peuvent être qu’un feu de paille. D’autant que les 14 marques occupent toutes plus ou moins le même segment de marché et peuvent se cannibaliser. De plus, l’animation de toutes ces marques génère des frais de développement et de marketing exorbitants et inutiles. Là où Stellantis doit maintenir 14 marques, plus ou moins bien représentées dans le monde, le groupe Toyota ne gère que deux marques, mondialement diffusées, dans des segments cohérents et avec une réputation sans faille. Un travail de longue haleine qui tranche avec la stratégie à courte vue de Stellantis.
Enfin, il faut tenir compte du changement de paradigme que constitue la voiture électrique. Si le marché automobile pouvait être considéré comme un marché mature, l’arrivée de nouveaux acteurs spécialisés dans l’auto électrique provoque une disruption qui rebat les cartes du secteur. Les réflexes industriels sont remis en cause par les nouveaux venus, que ce soit l’américain Tesla ou le chinois BYD. Acteurs marginaux, voire inconnus il y a seulement cinq ans !
En particulier, Tesla est nativement numérique, il en adopte tous les codes et tous les avantages. C’est une marque mondiale, elle offre peu de modèles, une conception réellement novatrice et un modèle de vente direct beaucoup plus économique. C’est clair, simple, net et rapide.
Il faut expérimenter une simulation d’achat chez Tesla et auprès d’une marque du groupe Stellantis pour comprendre la différence de génération, d’un côté la clarté que l’on trouve notamment chez… Apple et de l’autre un fouillis indigeste qui trouve moyen d’être inutilisable sur un smartphone. Une vraie confrontation entre l’ancien et le nouveau monde. Un cas d’école.
Un parfum de British Leyland
Les plus âgés d’entre nous se souviennent peut-être de la grandeur de l’industrie automobile britannique. Dans les années 1950, le Royaume-Uni fut le second plus grand pays producteur de voitures après les États-Unis et le plus grand exportateur au monde.
Jaguar Type E
Un ensemble de marques disparates, fragilisées par une trop grande fragmentation sur le même marché, a naturellement impliqué un ensemble de fusions au terme duquel on créa le conglomérat British Leyland.
British Leyland, partiellement nationalisée, a adopté des stratégies incohérentes, a entretenu des marques aux produits redondants, proposait des modèles vieillissants et logiquement a été confrontée à des problèmes récurrents de financement. La Mini, que nous connaissons tous, icône du swinging London, bénéficiait d’une conception révolutionnaire à sa présentation. Elle a été produite pendant 41 ans, de 1959 à 2000 (!). Elle a été commercialisée sous les marques Morris, Austin, Rover, Wolseley, Riley BMC et Leyland et à l’étranger Authi et Innocenti, ce qui est un bel exemple de brouillage de l’image de marque et de gaspillage des ressources.
(Je laisse le soin aux connaisseurs d’identifier les deux personnes qui posent en 1964 devant cette mini 😊)
Pour couronner le tout, des grèves incessantes et des problèmes de qualité endémiques ont eu raison d’une industrie automobile qui fut puissante et indépendante, et cela, en moins de 30 ans. British Leyland a disparu avec perte et fracas.
À titre personnel, je trouve d’inquiétantes similitudes entre l’histoire de British Leyland et celle de Stellantis. J’espère très sincèrement me tromper.
En conclusion
La stratégie qui consiste à tailler dans les coûts et à limiter les investissements pour maximiser le profit fait écho à un exemple récent et pas particulièrement exemplaire : Boeing. Cette stratégie est gagnante à court terme. Malheureusement, l’industrie demande une vue à long terme, courageuse et visionnaire. Les marchands de miracles sont toujours rattrapés par la réalité, ce qui m’inspire le titre pas un kopek pour Stellantis, car je doute de la viabilité du groupe dans les conditions actuelles.
Gérer ce mastodonte fait de bric et de broc sera très compliqué. D’ailleurs Monsieur Tavares commence à parler de cessions de marques à des entreprises chinoises. Carlos Tavares a su redresser PSA puis Opel, ce qui est remarquable et à porter à son crédit, mais après la crise, il est urgent de construire un avenir, si c’est encore possible. Et à ce nouvel enjeu, je ne suis pas certain qu’il soit la meilleure personne pour le faire.
Arcboutés sur leurs pratiques habituelles, incapables d’une vision quelconque, les constructeurs traditionnels n’ont pas vu venir les vents nouveaux. Le croisement du produit avec les technologies du numérique n’a été ni anticipé et ni intégré. L’Europe n’a d’ailleurs pas de véritable industrie numérique, il était donc peu probable qu’un croisement puisse se produire.
La partie visible est la voiture électrique, l’Europe produit des ni-ni. Des plateformes censées tout faire, de l’électrique et du moteur thermique, mais rien de convainquant dans aucun domaine. Aucune vision dans l’électronique embarquée, que des adaptations, un esprit figé dans une forme d’arrogance d’occidentaux repus.
À l’inverse, la Chine semble débordante de créativité, loin des simples copies dont on l’accuse encore, loin de la condescendance qu’on lui témoigne. Elle propose des produits innovants qui paraissent être de qualité. Nous ne devons pas avoir de doute là-dessus, les Japonais, puis les Coréens ont montré la voie en proposant d’excellents produits qui ont défoncé le marché. Hier, Toyota a remplacé les Hillman et autres Austin anglaises. Aujourd’hui, Hyundai et Kia taillent des croupières à Fiat et Renault. Demain, BYD ou Geely grignoteront le reste.
On ne produit pas du succès en taillant dans les coûts. L’ère des Ghosn (Renault) et des Muilenburg (Boeing) est révolue. Il faut retourner aux fondamentaux pour avoir des industries visionnaires qui créent de la valeur, et en Europe, cela me semble mal engagé.
Voilà près de 40 ans que j’entends dire que l’informatique est un métier d’avenir, pourtant, malgré cette antienne abondamment rabâchée, je constate dans les faits que l’informatique n’a pas vraiment percolé dans les organisations autrement que par l’adoption de solutions tierces. L’Europe est totalement distancée en matière numérique et nous ne pouvons pas dire que nous avons été pris par surprise.
Par ailleurs, nos décideurs, tant économiques que politiques, ont consacré de nombreux voyages d’étude en Californie pour tenter de comprendre l’esprit du numérique, ils en sont revenus avec la conclusion que la clé du succès était le financement par le truchement du capital risque. Donc, la solution pour rattraper notre retard serait de mettre en place des sources de capitaux et de disposer de beaucoup d’informaticiens. À charge des écoles de former toutes les ressources nécessaires à forger l’avenir du numérique. Ô surprise, 30 ans de ce régime n’a pas comblé notre retard, pour le moins.
Si les solutions proposées par les instances qui gouvernent n’ont pas fonctionné, c’est que leurs conclusions étaient manifestement fausses, car ils ont probablement négligé des aspects importants dans la lecture de ce qu’est le numérique. Je vous propose ici mon interprétation de ce qu’implique le numérique dans les organisations. Pour cela, il faut identifier ce qui est nouveau, voire disruptif dans l’approche de cette matière.
L’industrie
L’Europe et plus particulièrement la Suisse ont brillé durant le XXe siècle dans les secteurs tels que la mécanique, l’électromécanique, la micromécanique ou la chimie. Ces compétences déclinées en activité ont forgé notre prospérité, elles ont pris la forme d’industries de l’automobile, de l’horlogerie, des télécommunications, de la distribution d’énergie, des locomotives, des machines ou des médicaments.
Qu’est-ce qui caractérise ces industries ? Je retiens la masse et la durée.
Dans le secteur automobile, même si on a l’illusion de la nouveauté permanente, la durée moyenne de commercialisation d’un modèle est de 7 à 10 ans, alors qu’un moteur est produit pendant 20 à plus de 40 ans.
Chez les horlogers, rares sont ceux qui produisent des mouvements « manufacture ». Dans leur grande majorité, les montres mécaniques suisses embarquent un mouvement, bien que régulièrement amélioré, dont l’origine remonte le plus souvent à plus d’un demi-siècle (ETA 2824, Valjoux 7750, Lémania, El Primero…).
La durée de vie d’une turbine, d’un moteur électrique ou d’une locomotive dépasse les 50 ans et peut aller au siècle. De même, le brevet de l’aspirine a été déposé il y a plus de 120 ans, le principe de l’antibiotique a 80 ans. On l’a compris, même si nous avons l’illusion d’innovations permanentes, la réalité industrielle s’inscrit dans le temps long.
Sur un marché dans lequel règne la concurrence, la production d’objets doit se faire en grande quantité et de manière la plus efficiente possible. La production industrielle est fortement capitalistique, les mauvaises décisions peuvent être fatales. Par conséquent, les évolutions doivent être maitrisées, voire contenues. L’outil de production, qui comprend les RH, doit évoluer de façon la plus stable possible. L’instabilité, notamment sociale, est un poison.
Ces contraintes entrainent les industriels à chercher l’optimisation et la stabilité. La mise en musique organisationnelle de telles contraintes implique une structure hiérarchique rigide.
Dans ces environnements, la chaine de commandement est d’origine militaire. Ils emploient une masse d’ouvriers, les soldats, aux ordres d’une structure de chefs, les officiers, au service de l’optimisation d’une production standardisée, efficace et relativement prévisible dans le temps, le champ de bataille.
Les initiatives personnelles ou les perturbations dans l’organisation sont intimement perçues comme des sources de danger. Dès lors, la structure d’encadrement a pour mission de faire respecter l’ordre et la stabilité. Nous pouvons intuitivement déduire que ce type d’organisation n’est pas optimal pour faire émerger des idées et promouvoir l’innovation.
Le numérique
L’outil numérique est issu de la programmation de logiciels, il produit de la fonctionnalité de façon totalement plastique et se diffuse en un clin d’œil au travers des réseaux.
La durée de vie d’un produit, d’une version, s’inscrit dans le très court terme, les fonctionnalités peuvent émerger tout aussi rapidement. Par exemple, votre téléphone mobile reçoit des mises à jour tout au long de l’année sans nécessiter un changement de matériel. Ces mises à jour peuvent concerner des correctifs, mais également des ajouts de fonctionnalités.
La masse est atteinte de manière simplifiée, avec un effort commercial et logistique limité. Le secteur automobile illustre le changement de paradigme. Les véhicules des constructeurs traditionnels ont un périmètre fonctionnel constant durant toute la durée de vie d’une voiture, et lorsqu’il y a un peu d’électronique, les éventuelles mises à jour demandent un passage payant au garage, y compris pour la cartographie d’un GPS. Au contraire, un constructeur nativement numérique fait évoluer ses voitures à distance, tant pour de nouvelles fonctionnalités que pour des évolutions des logiciels embarqués, et ce, de façon entièrement dynamique (on aura compris que je parle de la très disruptive Tesla).
N’importe quel ordinateur d’une famille compatible accepte des logiciels aux fonctionnalités illimitées. Ainsi un smartphone est capable de téléphoner, d’échanger des messages, d’offrir un support cartographique en temps réel, de commander un billet d’avion, de visionner des vidéos, d’écouter de l’audio, d’effectuer des traductions et toutes autres choses dont vous pouvez personnellement avoir besoin. S’il y a une limite, c’est celle du besoin et de l’imagination.
Cette diversité est inscrite dans l’immédiateté et nécessite des structures organisationnelles repensées. Pour reprendre la comparaison militaire, nous sommes plus proches d’une guérilla que d’une armée régulière.
L’intelligence, la rapidité et l’initiative personnelle deviennent les qualités prépondérantes des acteurs du numérique et l’organisation du groupe doit être adaptée à cette population. Bien évidemment, la hiérarchie et les chaines de commandement unidirectionnelles sont totalement obsolètes et inadaptées.
Ainsi, la complexité organisationnelle consiste à trouver un équilibre entre une grande liberté d’action et une certaine canalisation des énergies. Éviter une trop grande dispersion, mais ne pas louper une opportunité. Le tout dans un contexte extrêmement instable. Et ce n’est pas par l’introduction de quelques gadgets du management tels que le bonheur ordonné, la bienveillance affirmée et un babyfoot que l’ont reproduit les conditions cadres nécessaires à faire émerger l’esprit numérique, que d’aucuns qualifient de startup nation.
De plus, il faut gérer l’évolution, gérer les compétences et les savoirs, composer avec le renouvellement du personnel, sans parler des choix technologiques et stratégiques dans un environnement intrinsèquement instable. À ma connaissance, aucune activité humaine n’a connu un état de turbulence et d’incertitude permanente de cette ampleur.
Un glissement inéluctable
La mauvaise nouvelle est que personne n’échappe au numérique. Pire, il s’insinue dans tous les domaines et remodèle les activités économiques. Le danger est que l’anticipation d’un nouvel entrant devient difficile, car il est imprévisible. L’exemple de l’entreprise UBER (à origine du néologisme d’uberisation) l’a démontré : dans le cas des taxis, les compagnies établies ont été ébranlées par un acteur venu de nulle part qui coordonne des services de taxi de façon entièrement virtuelle.
Fort de cet avertissement, les acteurs établis ne peuvent plus reposer sur leurs acquis et leur éventuelle domination. Non seulement les changements sont drastiques, mais la rapidité avec laquelle ils interviennent peut s’avérer brutale.
Quelques conseils
Il n’y a bien entendu pas d’organisation universelle qui permette d’aborder efficacement le numérique. Toutefois, sur la base de mes observations de terrain, laissez-moi vous exposer ce qui, de mon point de vue, ne fonctionne pas et en regard, j’esquisse des pistes de remédiation.
1) La gouvernance Depuis 40 ans, l’informatique est abordée comme un service parmi d’autres. Les investissements sont traités comme n’importe quel bien de production. Ces achats passent devant un conseil d’administration qui, le plus souvent, est peu outillé pour challenger ce type de dépense.
Ce flottement décisionnel peut se retrouver dans les directions générales qui, assez logiquement, sont des spécialistes de leur propre domaine et rarement du numérique.
Première recommandation, disposer dans les équipes dirigeantes, les compétences ou à défaut, une sensibilité dans le numérique. Ces compétences devront être disponibles au niveau du conseil d’administration. De plus, on veillera à disposer de ce type de connaissances dans les instances exécutives de l’organisation. Notons que cette recommandation se retrouve de plus en plus mentionnée dans les référentiels de bonnes pratiques de la gouvernance des technologies.
Deuxième recommandation, mettre à profit les compétences dans le numérique pour décliner une stratégie profitable pour l’entreprise. Le numérique apporte une amélioration des flux et de la relation client ainsi qu’une optimisation des coûts de production. De ces avantages potentiels, la stratégie sera déclinée en objectifs réalistes et mesurables.
2) Le service informatique Une constante des services informatiques est un repli sur soi vis-à-vis de l’organisation qu’ils sont censés servir. J’observe une tendance marquée à créer une tour d’ivoire qui communique mal avec l’extérieur. L’attraction naturelle des organisations vers un fonctionnement de type bureaucratique va avoir pour effet un repli dans la technique et l’usage d’un jargon abscons qui n’aide pas au partage. De façon mécanique, le service informatique s’isole des réalités opérationnelles de l’organisation.
À son corps défendant, le service informatique doit se préserver des sollicitations incessantes et peu pertinentes des usagers et de leur méconnaissance du sujet.
Enfin, j’observe une tendance à l’obésité avec des services qui enflent sous l’inflation des requêtes de toutes sortes. L’effet est un accroissement des ressources sans que les besoins soient réellement objectivés autrement que par une croissance de la charge de travail.
Troisièmerecommandation, les membres du service informatique seront non seulement confrontés au terrain, mais ne resteront pas attachés à un service/département leur vie durant. Par cette circulation, ce qu’ils perdront en spécialisation sera largement compensé par le partage des pratiques, ce qui devrait limiter les effets de conformisme.
Quatrième recommandation, segmenter le rôle technique du rôle de l’innovation numérique et organisationnelle. Ce dernier sera guidé par la stratégie d’entreprise qui aura fixé les objectifs en la matière. De plus, un groupe d’innovation numérique ne sera pas composé que de gens d’obédience informatique. La pertinence du mix sera la clé de la réussite.
3) Les « informaticiens » Le numérique est probablement le seul secteur dont la profession n’est pas structurée. Tout le monde est « ingénieur informaticien », quelles que soient les compétences et les tâches accomplies. Pour la comparaison, dans la construction, cela correspondrait à qualifier de « bâtisseur » tous ceux qui interviennent dans la construction d’un bâtiment. Cela nous semble ridicule, car nous savons que l’architecte n’a pas le même métier que le maçon et que le plombier n’a pas les compétences du terrassier.
Pourtant, en informatique, les acteurs sont regroupés dans un lot indistinct avec quelques spécialités (télécommunication, développeur, système). Dans l’esprit des instances dirigeantes, tout ce qui touche aux « ordinateurs » est de l’informatique, transition numérique comprise. J’ai ainsi vu des ingénieurs de valeur cantonné à des tâches d’exploitation et qui ont gâché leur potentiel.
Dans la confusion des rôles, mobiliser une armada d’informaticiens n’a aucune chance d’accoucher d’une quelconque création de valeur au travers du numérique.
Cinquième recommandation, il faut clairement structurer les métiers et ce qui est attendu de chacun d’eux. Avoir une vision claire des rôles et en particulier ceux liés à la « transition numérique » permettra d’exploiter au mieux les ressources de l’entreprise.
Conclusions
Je n’ai pas vraiment de conclusion à proposer. Rien de définitif, rien de figé, tant il est vrai que dans le monde du numérique, aucune certitude n’est de mise, tout est à construire. Tout au plus, on veillera à observer l’environnement de façon obsessionnelle et on utilisera les forces là où elles sont les meilleures. Je trouve que c’est plutôt une bonne nouvelle, car les cartes sont rebattues et laissent la place aux acteurs les plus agiles et les plus malins. Du moins, je l’espère.
Le métier d’ingénieur consiste à élaborer des solutions techniques à des problématiques de tous ordres, puis à mettre en œuvre le dispositif proposé. Pour ce faire, l’ingénieur doit avoir une certaine créativité, un solide bagage technique et une vaste expérience de réalisation. Je note au passage que la créativité n’est pas la première qualité que l’on reconnait aux ingénieurs, elle est pourtant indispensable.
La majorité des métiers visent à réaliser une action avec compétence afin de la reproduire avec efficacité. L’activité de l’ingénieur se distingue par le fait qu’il élabore de nouveaux projets à chaque mission, du moins, il le devrait, si le marché ne le gaspillait pas à réaliser des tâches répétitives. Cette diversité des réalisations fait toute la beauté du métier de l’ingénieur.
Ainsi, Isambard Kingdom Brunel, ingénieur britannique du XIXème siècle a créé de nombreux ponts, une ligne de chemin de fer, le tunnel sous la Tamise, le premier navire à coque de fer mû par une hélice. Autant de réalisations qui ne sont pas liées entre elles et qui ont exigé imagination, courage et ingéniosité.
En France, l’ingénieur Alexandre Gustave Bönickhausen, grand innovateur, aura créé des ponts et des viaducs spectaculaires, la structure de la Statue de la Liberté, des gares, des phares, une célèbre tour à Paris. Il aura été impliqué dans la construction des écluses du canal de Panama et bien d’autres projets. Précisions que le nom complet était « Bönickhausen dit Eiffel », car Eiffel sonnait moins germanique.
Voilà deux ingénieurs qui démontrent que le métier n’est pas cantonné à la reproduction d’un même type de projet ad vitam æternam, ce qui est singulier, souvent mal compris et mal utilisé.
Projet
Ce petit préambule me permet de vous parler de projet. Un projet est « un ensemble finalisé d’activités et d’actions entreprises par une équipe dans le but de répondre à un besoin défini par un contrat dans des délais fixés et dans la limite d’une enveloppe budgétaire allouée. » Le projet se distingue du processus par le fait que le projet n’est pas destiné à être répété, contrairement au processus qui répond à la nécessité de gérer un flux reproductible. Le projet est donc soumis à des aléas de prévisibilité et à un environnement incertain du fait d’un manque d’expérience et de recul.
Lorsqu’on aborde un projet, il convient d’examiner les contraintes de ce dernier par l’utilisation du triangle d’or (qui ne parle pas d’opium), que tous les ingénieurs connaissent.
Le triangle d’or ou triangle QCB considère les trois variables essentielles du succès ou de l’échec d’un projet. Chaque angle représente une contrainte en termes de qualité, de coût et de délai.
La contrainte de qualité porte sur le délivrable et l’atteinte des caractéristiques souhaitées. La contrainte de coût concerne les ressources matérielles ou humaines à mobiliser pour réaliser le projet. La contrainte de délai est la composante temporelle du projet, pour toutes ses étapes.
On comprend rapidement que le succès du projet tient à l’équilibre entre ces trois contraintes. Lorsqu’un des paramètres est modifié, il s’agit de retrouver un équilibre en réévaluant toutes les contraintes du triangle. Par exemple, si le budget a été mal estimé (contrainte de coût), il faut, soit accepter des concessions sur la qualité du produit, soit accepter plus de temps pour réaliser le projet et/ou accepter une rallonge budgétaire.
Il y a une relation directe entre la qualité et les coûts/délais. Si les exigences de qualité sont amenées à évoluer, les deux autres critères augmentent aussi en conséquence. Il est impossible d’agir sur la qualité sans faire de même sur les coûts et les délais.
Bien entendu, le modèle est une simplification, car on considère une linéarité entre les contraintes (l’ajustement d’une contrainte agit proportionnellement sur les autres contraintes). Cette hypothèse est optimiste, car ajouter des ressources à un projet n’influence pas proportionnellement la qualité ou les délais de ce dernier. En ingénierie informatique, de nombreux projets ont démontré l’aspect mortifère de ce type d’approche simplificatrice. Ce constat est énoncé dans la « loi de Brooks » et a été formalisé dans l’ouvrage « The Mythical Man-Month » en 1975 sur la base des observations faites lors du développement mouvementé de l’OS/360 d’IBM.
Par conséquent, on retiendra du triangle d’or la construction d’un réflexe visant à chercher un équilibre des contraintes, notamment afin de contenir la pression du client qui en veut naturellement plus pour son argent.
Triangle d’or et stratégie
Le triangle d’or étant présenté, je propose une extension interprétative de ces contraintes coût-qualité-délai à un modèle étendu au management de l’entreprise. Ainsi :
Les coûts sont relatifs à l’optimisation des ressources financières et humaines.
La qualité est relative aux critères de durabilité, de qualité perçue et de risque.
Les délais sont relatifs aux aspects liés au temps, ce que je traduis par le rendement et la productivité. Par souci de clarté, je renomme le critère « délais » par « productivité ».
J’identifie différents profils métiers qui sont les acteurs de l’organisation.
Les comptables, les financiers et les actionnaires sont les acteurs qui président aux forces de la finance. La finance est une complexité unidimensionnelle, car elle ne traite que d’une unité.
Le contrôle de conformité, le contrôle du risque, le contrôle légal sont des profils d’obédience juridique qui reposent sur les normes, les lois, les règlements et les directives. Le juridique tente de formaliser les règles, les techniques et les comportements afin de définir un référentiel uniforme.
Les concepteurs, les réalisateurs, les innovateurs, les organisateurs, soit tous ceux qui produisent des produits et des services sont les opérationnels. On y trouve des ingénieurs, des architectes, des spécialistes métiers, des directions opérationnelles. Les complexités et les responsabilités sont multidimensionnelles et instables.
Pour chacune des contraintes du triangle, et de façon simplifiée, j’associe les profils métiers.
Coûts -> financiers
Qualité -> juristes et opérationnels
Productivité -> opérationnels
Sous l’angle des responsabilités, le triangle donne les forces en présence et se présente ainsi.
Comme pour un projet, le management d’une organisation doit rechercher l’équilibre des forces opposées entre les trois pôles de pouvoir que sont la finance, la qualité et la productivité.
Nous représentons le triangle sous une forme de radar où chaque axe est étalonné de 0 à 10.
Nous décidons arbitrairement que les contraintes sont correctement dimensionnées lorsque chaque axe obtient 6 points sur 10. Le total des points est donc de 3 x 6 soit 18 points et reste constant. En outre, un équilibre s’établit lorsque toutes les forces sont équivalentes. Une prééminence d’une force impacte nécessairement les autres forces.
Exemple d’application du modèle
Premier cas : Boeing Boeing a été confronté à des problèmes de conception majeurs avec son avion, le 737 MAX. Les deux crashs consécutifs de ces avions battant-neufs ont provoqué la mort de 346 personnes. Devant ce désastre, les autorités ont décidé de clouer au sol la totalité de ce type d’appareils pendant deux ans.
Le cas a été abondamment commenté par la presse et le milieu de l’aéronautique. Boeing, entreprise d’ingénieur réputée pour la rigueur de ses conceptions et de son attention portée à la sécurité, faisait la fierté de ses employés qui affirmaient « If It’s Not Boeing I’m Not Going ».
Malheureusement, par le jeu du rachat de McDonnell Douglas, la culture d’entreprise a dérivé vers une gouvernance qui a très largement privilégié le profit pour servir l’actionnaire. En 1993, l’action tournait autour des 30 dollars lors de la reprise de l’avionneur McDonnell Douglas pour grimper jusqu’à 434 dollars avant les crashs de 2019. Avec un succès aussi insolent, l’actionnaire s’est goinfré dans la joie et l’allégresse sans trop se poser de questions.
Dans notre modèle, on constate que la finance a résolument pris le dessus. De plus, la FAA (Federal Aviation Administration) a délégué le contrôle qualité à… Boeing (!). Les alarmes constantes levées par les ingénieurs de la firme (les opérationnels) ont été proprement ignorées par la direction dont la gouvernance était fortement orientée finance.
Dans le cas de Boeing, notre modèle prend la forme suivante :
On constate un profil de gouvernance fortement déséquilibré, ce qui a mené Boeing à la catastrophe.
Deuxième cas : Renault Renault est un constructeur automobile bien connu en Europe. Il ne s’agit pas de passer en revue l’histoire mouvementée de ce constructeur emblématique, mais d’aborder les 20 dernières années de gouvernance sous la présidence de son directeur général Carlos Ghosn.
Le marché automobile est ultra compétitif et mature. La productivité est l’indicateur clé de ce secteur. Les leviers de la productivité sont : l’innovation technique par la plus grande robotisation possible, de la conception à l’assemblage ainsi que la concentration des acteurs en espérant des gains sur la quantité.
En 2005, le directoire de Renault nomme Carlos Ghosn, avec pour objectif l’amélioration de la rentabilité de la firme. Monsieur Ghosn avait fait ses preuves chez Renault depuis 1990 où il avait acquis la réputation d’être un redoutable « cost killer », efficace et sans états d’âme.
Les faits d’armes sous cette direction ont été le rapprochement et la tentative de fusion avec Nissan alors en difficulté, ainsi que la mise en orbite de la marque roumaine Dacia.
La gouvernance sous la férule de Monsieur Ghosn a été la productivité. Dans cet environnement extrêmement compétitif, il s’agit plus d’un combat pour la survie que d’une stratégie uniquement dictée par le profit.
Ainsi, pour Renault, notre modèle prend la forme suivante :
On remarque un profil déséquilibré. La qualité et la durabilité des produits de Renault ne font pas référence, en particulier avec des problèmes à répétition sur certains moteurs. De plus, les succès ont été enregistrés avec la marque low-cost du groupe qui, non seulement n’est pas génératrice de marges élevées, mais en plus, tire l’image du constructeur vers le bas. En effet, à qualité égale, pourquoi payer le prix d’une Renault alors que Dacia fait l’affaire.
En clair, dans la durée, il y a une perte de valeur des actifs globaux de ce constructeur.
Troisième cas : les collectivités publiques Les collectivités publiques ont un fonctionnement particulier. Elles ne sont soumises à aucune concurrence, mais doivent assurer un service pérenne. Elles sont gouvernées par des lois et des règlements établis dans un consensus qui débouche sur le plus petit dénominateur commun. Le fonctionnement est intrinsèquement bureaucratique. En matière de productivité, il y a peu ou pas de contraintes objectivées. Du point de vue des coûts, les ressources sont souvent attribuées en décalage avec les revenus, ce qui peut mener aux endettements importants que l’on constate dans de nombreux États. Enfin, la qualité perçue du service n’est pas un discriminant puisque l’usager n’a pas le choix.
Pour les collectivités publiques, le modèle prend la forme suivante :
Il y a un déséquilibre provoqué par la prééminence de la minimisation du risque qui est devenu le critère dominant de la stratégie ou plutôt de son absence. Ce qui peut faire dire à certain que les collectivités n’ont pas pour priorité de servir, mais de pérenniser leur activité, voire leur propre existence.
En réaction, le législateur impose toutes sortes de contrôles avec l’espérance d’améliorer la productivité et maitriser les coûts. En réalité, ce levier ne débouche que sur du contrôle de conformité, porté par des profils à tendance juridique qui n’auront pas l’effet escompté.
Conclusions
Le modèle est sommaire et n’a pas valeur scientifique. Toutefois, il met en exergue la nécessité de trouver le juste équilibre dans la gouvernance d’une organisation.
Il consacre la nécessité d’avoir une vue systémique sur l’organisation. Il oblige de se poser les bonnes questions sur l’impact d’une stratégie sur tous les aspects de l’organisation. Paradoxalement, un cost killer sans cautèle peut provoquer de la perte de valeur. Un financier sans garde-fou peut provoquer des désastres et la mort.
Trouver un équilibre est un exercice complexe qui n’a malheureusement pas de recette universelle. Toutefois, ce petit exercice montre la nécessité d’établir une stratégie avec lucidité, afin qu’elle soit équilibrée et conforme aux valeurs et aux objectifs de l’organisation, car tout décalage se paie généralement au prix fort.
J’enfonce des portes ouvertes en affirmant l’importance de savoir où l’on est et où l’on veut aller, comme l’a affirmé Sénèque il y a 2000 ans, « il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il va ».
Nous nous sommes tous interrogés devant les intitulés de postes ronflants et abscons que l’on peut lire sur Linkedin. Ainsi, nous avons les « last mile mail manager » ou les « flour processing manager », ce qu’en d’autres temps, nous aurions appelé les facteurs et les boulangers. Parallèlement des théories de management pléthoriques ont envahi la dialectique du travail avec des concepts aussi séduisants qu’un horoscope, car tous peuvent se reconnaitre dans la promesse.
Vient s’ajouter au manager, le concept de leader qui doit être cette personne enthousiaste et charismatique qui se doit, à l’américaine, de trouver tout « amazing », être « excited » à tout bout de champ et dont la mesure sera le degré d’extase provoqué à l’auditoire.
Les informaticiens se souviennent des attitudes de prédicateur de Steve Jobs (feu DG d’Apple) et les entrées simiesques de Steve Ballmer (ex-PDG de Microsoft) dans des shows calibrés qui auront forgé la légende du leadership et placé le curseur du bon leader.
Qu’est-ce qu’un dirigeant ? « Les missions de direction concernent ceux qui exercent des responsabilités, dirigent un service et réalisent des tâches de prévision, de commandement, de coordination ou de contrôle ». Un peu responsable, prévoit à l’occasion, commande la moindre, coordonne souvent ou effectue des tâches de contrôle, finalement qui n’exerce pas au moins l’une de ces missions ? Le manager est peu ou prou un dirigeant, dont tous aspirent au titre, tellement plus valorisant que rester simple exécutant.
Dès lors, les entreprises regorgent de managers de toutes sortes avec toutes les dérives que la littérature du management a abondamment commentées (pigeonnier, silo, balkanisation, etc.). Je note que le phénomène est particulièrement aigu dans les grandes entreprises. Les petites structures, plus proche du « faire » ne s’embarrasseront naturellement pas de ces pesantes et inutiles technostructures.
Je vois dans l’acte de diriger les missions particulières suivantes :
Synthétiser de l’information et décider ;
Donner des directions et contrôler la bonne exécution ;
Fixer des objectifs et améliorer la performance ;
Proposer une stratégie (ce qui devrait être fait par le conseil d’administration)
Organisation des structures Les grosses structures divisent leurs activités en départements et en services qui constituent autant de cases dans l’organisation, pilotée le plus souvent dans une démarche bureaucratique.
Chacune des cases constitue une cage organisationnelle. En rouge dans le schéma, les barrières de communication qui favorisent les fameux silos. Ainsi, on comprend rapidement que ces cages organisationnelles laissent peu de marge aux responsables respectifs.
De plus, cette atomisation de la structure développe toutes sortes de comportements déviants qui ne bénéficient pas à l’organisation. En effet, ces chaines de commandement, qui se veulent très efficaces, ignorent les facteurs humains tels que les intérêts individuels et les agendas cachés qui font que tous ne tirent pas à la même corde.
Je note qu’un responsable qui a peu de liberté de décision, qui ne fixe pas les objectifs et encore moins la stratégie, ne dirige pas. La fonction qui consiste à conduire des tâches opérationnelles est plus proche d’un contremaitre ou, dans les administrations, d’un chef de service. Dès lors, le titre de manager ou de directeur me semble usurpé.
Dynamique du mouvement Une organisation très hiérarchisée ne pose finalement pas de problèmes particuliers, à condition que l’environnement soit très homogène tel que Lawrence & Lorsch l’ont relevé dans leur théorie de la contingence. En palier, c’est-à-dire dans une production de biens ou de services dans un environnement constant et prévisible, ce type d’organisation fonctionne très bien, à défaut d’être épanouissant pour ceux qui en font partie. En revanche, le bât blesse lorsque le contexte évolue, car il nécessite une adaptation de l’activité et des organisations.
Les changements de contexte peuvent avoir plusieurs origines. Lorsqu’il s’agit de prévenir les risques et de fixer une stratégie, on peut s’interroger en s’appuyant sur cinq forces de Porter. Ces cinq forces déterminent la structure concurrentielle et donc la profitabilité d’une industrie. Ces forces sont : le pouvoir de négociation des fournisseurs, le pouvoir de négociation des clients, la menace des produits de substitution, la menace de nouveaux entrants, la concurrence intra-sectorielle, à laquelle nous pouvons ajouter le changement de législation.
Il me semble que les risques actuellement les plus élevés en Europe sont :
Les technologies disruptives qui changent la chaine de valeur
Les sources de revenu qui se tarissent
Le numérique représente bien entendu le risque le plus élevé pour les organisations. Il est inutile de rappeler les changements qu’ont provoqués l’informatique, puis internet et maintenant l’IA dont les impacts ont été déterminants dans les organisations au cours de ces 40 dernières années.
Le manager sous pression Dans cet environnement, le manager est mis sous forte pression pour impulser le changement. Toutefois, comme nous l’avons vu, le manager-contremaitre évolue dans une case dans laquelle il dispose d’une autonomie très limitée. Il reçoit des injonctions de changement et de réinvention du métier en n’ayant finalement aucune compétence pour le faire. De plus, la pression provient d’une direction qui n’a souvent aucune expérience du changement et souvent aucune vision d’avenir dans la dynamique de l’évolution.
Dès lors, l’organisation fait ruisseler la pression au changement sans réel plan. Cette schizophrénie managériale va produire beaucoup d’instabilité non productive. Le manager-contremaitre devient responsable de l’échec, en réaction, la hiérarchie identifiera des réticences au changement, et augmentera encore la pression dans un cercle infernal et totalement stérile.
Le pauvre manager-contremaitre, responsable compétent de l’opérationnel, devrait se transformer en un spécialiste des organisations, un spécialiste de la disruption et un visionnaire. Ce qu’il n’est évidemment pas.
C’est là que les coaches de toutes sortes vont intervenir avec les mots clés qui vont résonner chez les acteurs de ce théâtre. La bienveillance va plaire aux personnes maltraitées, l’art de sortir de sa zone de confort va séduire les directions et la quête de sens va parler à tous ceux qui sont enfermés dans un travail aussi alimentaire qu’inintéressant.
Dirigeants et technologies Le numérique est l’exemple même du « perturbateur de la tranquillité », un facteur clé du changement qui a profondément modifié les usages de la société.
En me penchant sur les nombreux « livres blancs » publiés par la Communauté Européenne, je constate que le sujet est abondamment et intelligemment défriché. Il n’y aurait qu’à dérouler les plans… Pourtant, malgré toute cette littérature, force est de constater que le déploiement dans les administrations publiques n’a pas eu lieu. Depuis plus de 30 ans, les archaïsmes demeurent et les actions ne dépassent pas la déclaration d’intention.
Pourquoi ces échecs répétés ? Tout simplement parce que le changement ne se décrète pas. Il ne suffit pas de mettre la pression sur les managers-contremaitre pour provoquer la disruption. Tout au plus, on crée de la frustration et de la misère morale.
À ce titre, il est intéressant de se pencher sur la dernière version du COBIT, un référentiel des bonnes pratiques du management du système d’information. Ce référentiel implique explicitement la direction générale dans le processus stratégique de l’IT. En clair, l’IT n’est pas une affaire limitée aux informaticiens avec des injonctions floues et mal comprises des stratèges et des dirigeants d’entreprise. Des informaticiens qui finissaient immanquablement par porter le chapeau du désastre. Désormais, la responsabilité incombe aux plus hautes instances de l’organisation.
Evoluer Les organisations traditionnelles ne sont pas adaptées pour supporter les ajustements que leur environnement leur impose. De plus, elles pervertissent leur propre gouvernance en demandant à des subalternes d’être les moteurs du changement, la direction générale profitant au passage de se décharger de la responsabilité du risque de l’adaptation.
Le manager-contremaitre n’a pas une vue globale du fonctionnement de l’organisation et reste prisonnier de sa cage. Par exemple, la moindre des collaborations transversales à toutes les chances de se perdre dans d’interminables séances de coordination dont il ne sortira rien. Dès lors, lui faire supporter la charge de la réforme constitue une inversion des rôles et procède d’une certaine malhonnêteté. Cette malhonnêteté trouve son paroxysme lorsque, comme solution de contournement au supposé immobilisme du manager, la direction va proposer un coaching pour lui débloquer les chakras.
Conclusions Il appartient aux directions générales de prendre leurs responsabilités, en adaptant la structure, l’organisation et les produits. Elles déclareront leur vision de façon claire, réaliste et partagée. Elles communiqueront le plan qui permet d’atteindre les objectifs qu’elles auront décidés. Elles mesureront l’impact de leur décision et le réalisme de leur volonté, en adaptant au besoin les ressources pour atteindre leur but. Elles assumeront leur décision et ne trouveront pas des lampistes pour justifier les nécessaires échecs.
Ainsi, je suis prêt à parier que la question de la légitimité et du leadership ne se posera plus, il s’imposera de fait. Tout comme le sens qui semble tant manquer aux collaborateurs.
Au passage, pensez à vous débarrasser des personnes qui créent de la misère dans vos organisations, ceux qui dirigent par l’intimidation et la manipulation sans apporter une réelle plus-value, ceux connus sous le qualificatif de « sales cons ». Vos collaborateurs vous diront merci 😊
Dans ce papier, je vous propose un sujet un peu farfelu puisque je vais vous parler de carrefour, pas l’enseigne d’hypermarché, mais celui que vous traversez à pied, à cheval ou en voiture.
Le carrefour est un lieu où se croisent plusieurs rues ou plusieurs routes, aménagé en vue d’éviter les risques de collision, et parfois d’améliorer le débit. Dans cette observation, je ne vais pas aborder les questions techniques du débit de transit et de modélisation du trafic en fonction de la charge. Au passage, la modélisation des flux est une problématique que l’on trouve dans tous les réseaux : transports, données, hydrauliques, électriques avec des comportements différents en fonction de la nature du fluide. Passons.
Un récent voyage au Canada a suscité cette petite réflexion. Les villes nord-américaines sont connues pour leurs structures très géométriques. Au croisement de deux rues, il est courant de placer un stop à toutes les branches de l’intersection.
La règle de passage veut que le premier arrivé bénéficie de la priorité, ce qui peut déstabiliser le non-initié qui se retrouve un peu perdu, figé comme le lapin pris dans les phares.
Dans nos contrées, pour réguler le trafic à un croisement, nous préférons souvent le feu tricolore ou à défaut, une hiérarchisation des routes.
Ainsi, la règle de passage est univoque. Elle devrait assurer une meilleure sécurité pour les usagers. Et pour éviter tout risque et tout quiproquo, les pouvoirs publics vont avoir tendance à multiplier les équipements de régulation.
A l’usage
Chez nous, la généralisation des feux tricolores engendre un comportement très tranché : j’ai le droit ou je n’ai pas le droit. Et si j’ai le droit, quelles que soient les circonstances, je fonce.
A l’excès, certains sont prêts à s’emplâtrer car ils ont raison ! Toutefois, comme ils ne veulent pas abimer leur précieuse carrosserie, ils freineront d’urgence dans un concert de klaxon enragé en marquant ostensiblement la faute de l’autre. De même, pour les cyclistes, souvent peu respectueux de la signalisation, ils provoquent l’ire des automobilistes de façon irraisonnée alors qu’ils s’en prennent aux plus fragiles des usagers de la route.
A l’inverse, au croisement « égalitaire » où tout le monde s’est arrêté au stop, il n’est pas toujours évident de statuer de façon univoque de qui est prioritaire. En particulier lorsque tous sont arrivés plus ou moins en même temps. Pourtant, je n’ai observé, ni comportements agressifs, ni accidents.
Les conducteurs s’observent et développent une forme de collaboration informelle. Celui qui pense être légitime à passer s’avance prudemment en observant les autres usagers. Les autres usagers ne bougent pas ou arrêtent leur tentative de démarrage. L’arbitrage est finalement assez fluide et ne crée pas de psychodrame.
Elucubrons
Commenter le comportement de l’usager au carrefour est un exercice peu sérieux qui n’a rien de scientifique. Cependant, par pure distraction, je me risque à une interprétation des fonctionnements sociaux entre les deux continents.
En Europe et en particulier en Suisse, je constate une forte implication des pouvoirs publics dans la régulation. Ainsi, l’installation d’équipements pléthoriques permet une mécanisation de l’application de la règle : soit c’est univoquement obligatoire, soit c’est interdit. Et gare à celui qui ne respecte pas le code, d’autres équipements sont là pour le surveiller et le dénoncer.
En Amérique du nord, les règles de circulation sont sensiblement les mêmes. Cependant l’application de la règle prend une autre forme car elle semble plus naturellement laissée à l’appréciation des usagers. Ces derniers arbitrent et appliquent la règle de telle sorte que tout le monde traverse le carrefour en sécurité. Pour les personnes qui découvrent, cela semble un peu inquiétant, voire dangereux. Pourtant, dans les faits, je n’ai observé, ni comportements agressifs, ni danger particulier.
Finalement
En Europe, l’Etat se comporte comme s’il endossait la responsabilité de la sécurité des usagers. Pour ne pas se trouver à défaut, et se voulant protecteur, il prend l’usager (de la route) par la main et le contraint dans un cadre de plus en plus aseptisé. Bien entendu pour son bien. Ainsi, l’Etat est le médium qui s’interpose dans les relations entre les usagers. La conséquence est une probable déresponsabilisation de l’usager puisque l’Etat y pourvoit.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est à la responsabilité individuelle que l’on fait appel. L’Etat n’intervient pas au moment de l’action puisqu’il ne considère pas être responsable dans l’arbitrage des priorités au carrefour. Ainsi, dans son intérêt, l’usager développe une forme de collaboration avec ses fugaces relations de croisement. Dans le dilemme qui lui est momentanément posé, l’usager est attentif, il lit l’intention des autres, il collabore informellement et finalement il prend la décision qui va dans son intérêt et qui est aussi celui des autres.
Cet exemple est tiré par les cheveux mais il tend à confirmer notre propension à adorer la force publique au détriment de la responsabilité individuelle.
On a coutume de dire : l’Amérique innove et l’Europe légifère. Innover demande un optimisme, une foi envers le progrès et une confiance en l’autre. Légiférer me semble être motivé par un sentiment de méfiance, de crainte et la nécessité de figer l’environnement.
Je vois dans ces carrefours une certaine similitude avec la gouvernance de nos sociétés respectives. Je ne porte pas de jugement, mais est-ce bien la gouvernance que nous souhaitons pour arbitrer nos relations et est-ce bien la mécanique la plus pertinente pour créer notre avenir ? Je vous laisse le soin d’y répondre.
Depuis quelques temps, je suis surpris par mes contemporains qui déclarent leur empressement à arriver à la retraite alors qu’il leur reste entre 5 et 10 ans à tirer. Sans verser dans un pacte Faustien, je trouve étrange de souhaiter sortir du monde du travail, surtout par des personnes qui ont plutôt réussi dans leurs professions respectives et qui exercent des métiers intéressants et gratifiants.
Médecins, banquiers, enseignants, architectes, ces professionnels qui appartiennent à une classe plutôt privilégiée, semblent tannés de leur quotidien. Serait-ce des caprices de nantis ? Serait-ce de la fatigue due à l’âge ?
Lorsque je discute de leurs motivations, tous déclarent adorer leur métier. Toutefois, tous affirment qu’ils ne l’exercent qu’à temps très partiel tant ils sont pris par des tâches subalternes imposées par les organisations dans lesquels ils évoluent.
Les séances stériles, le reporting pléthorique ou les procédures qui n’ont pas de sens noient leur quotidien. Et ils en concluent : « on m’empêche finalement de faire des affaires », « je ne peux pas exercer normalement mon métier », « je passe mon temps à me justifier », « ce que je fais n’a aucun sens ».
Je note que ces professionnels appartiennent ou dépendent de grosses organisations, royaume de la bureaucratie. Je m’étonne que cette bureaucratie, si décriée, prend toujours plus d’ampleur jusqu’à constiper toutes les organisations.
Pourtant toutes les organisations servent la fable de l’efficience, de l’encouragement à l’innovation, de l’éclosion des talents, alors que rien dans leur comportement confirme un engagement quelconque à leurs affirmations.
Peur et défiance sont les mamelles du festin
La crainte développe une inappétence au risque, ce qui débouche sur la culture du contrôle. Peu importe que l’activité ne fasse pas vraiment de sens, car le plus important est de couvrir toute erreur. Moins on accepte de divergence dans les résultats du contrôle, plus on va normaliser et réguler l’activité.
Finalement il devient plus important d’éviter la faute que d’interroger l’activité. La conformité devient le guide unique dans l’action, quitte à ce qu’elle n’ait aucun sens. Ainsi, les instances de supervision, de normalisation et de contrôle vont proliférer sans apporter un avantage concurrentiel.
Cette façon de procéder favorise l’irresponsabilité individuelle et ne permet, ni l’innovation, ni l’évolution. Paradoxalement en étouffant l’évolution, l’organisation prend le risque de disparaitre, avec le seul avantage qu’on ne trouvera aucun responsable à l’échec.
Le domaine bancaire illustre ce mécanisme. En réaction aux nombreuses dérives du secteur, le Comité de Bâle a pour objectif de renforcer la sécurité et la fiabilité du système bancaire international. Il a émis des recommandations toujours plus restrictives censées être des garde-fous aux excès du domaine (Bâle I, Bâle II, Bâle III et prochainement Bâle IV). Et malgré toutes ces précautions, le Crédit Suisse a disparu (poil au…).
Les organisations mammouth
Le cycle de vie d’un produit est généralement divisé en cinq étapes : l’étude, le lancement, la croissance, la maturité et le déclin. Dans la phase de maturité, la pression des prix et de la quantité à produire implique la concentration des acteurs. Ainsi les plus faibles disparaissent ou sont absorbés par les plus forts, ce qui au final, engendre mécaniquement des structures toujours plus grosses.
Cette tendance est observée dans tous les secteurs d’activité : industrie automobile, aviation, construction, informatique. Seule l’innovation de rupture est en mesure de bousculer l’ordre établi comme Tesla le démontre dans le secteur automobile (certes, l’innovation n’est pas le seul levier pour un nouvel entrant comme l’indique Porter dans son modèle des cinq forces).
La conséquence est la création d’entreprises ou de groupes toujours plus gros qui vont dominer leur marché. Cette domination peut engendrer des comportements despotiques. Ce risque a été identifié aux Etats-Unis qui ont promulgué le Sherman Anti-Trust Act en 1890. A mon avis, cette configuration isole « galvaniquement » les instances dirigeantes de l’activité concrète. Ainsi les juristes, fer de lance de la bureaucratie et les comptables, représentants délégués du propriétaire, prennent le pouvoir sur la structure en perdant totalement de vue les réalités et les objectifs de l’organisation.
Non seulement les hautes instances dirigeantes perdent le sens des réalités communes mais en plus, il y a de fortes chances pour que ce type de fonction de pouvoir attire des personnes prédatrices, avides et sans scrupules qui n’auront que peu d’estime pour le bien collectif dans leur équation de la gouvernance.
Les récents déboires à répétition de l’avionneur Boeing illustrent bien le propos. Les scandales se suivent et montrent une direction aveugle qui tente de rassurer par des communications lénifiantes, « la sécurité est notre priorité ». En réalité, le dérapage est grave et dangereux car la dérive n’est pas récente et le résultat intervient lorsque la structure est profondément atteinte par une culture dysfonctionnelle. A mon humble avis, le chemin sera long pour retrouver la performance dans les buts claironnés par la direction et que ses clients sont en droit d’attendre.
Règlements vs objectifs
La normalisation de l’organisation du travail est le but de la bureaucratie. Cette gouvernance a été instaurée par Colbert au XVIIIe siècle et analysée en 1920 par Max Weber, puis dans les années 60 par Michel Crozier. La bureaucratie désigne une administration publique dont l’action est encadrée par le droit. Ce mode de gouvernance se veut conforme au modèle de la rationalité légale, qui permet une meilleure prévisibilité et repose sur des savoirs précis. Ce qui pourrait être vu comme une forme d’organisation scientifique du travail popularisé par Taylor.
Pour l’anecdote, certains sociologues relèvent que la bureaucratisation induit une monopolisation du pouvoir au profit des seuls intérêts des bureaucrates. De plus elle implique un pouvoir sans direction qui se caractérise par des règles strictes, la division des responsabilités et une forte hiérarchie.
Des règles strictes qui peuvent manquer de sens, un manque de responsabilité démotivant ainsi qu’une forte hiérarchie pas toujours légitime, voilà des éléments qui peuvent expliquer la démotivation des collaborateurs, surtout auprès des personnes expérimentées à qui « on ne la fait pas ». La cause de la démotivation des professionnels dont il est question au début de l’article est probablement à trouver dans l’hyper bureaucratisation de leur environnement de travail.
Dès lors, plutôt que suivre bêtement des procédures, il semble beaucoup plus profitable d’être piloté par des objectifs. Ainsi les acteurs peuvent faire preuve d’initiative, démontrer leurs compétences et se challenger pour obtenir des résultats à la hauteur de leur motivation. D’autant que ces derniers sont de mieux en mieux éduqués et peuvent concevoir quelques frustrations à ne pas exercer leur activité professionnelle à hauteur de leur potentiel.
Être piloté par les objectifs nécessite de faire confiance aux collaborateurs, admettre qu’ils feront les choses différemment et accepter l’erreur. Toutes choses qui provoquent des aigreurs aux bureaucrates convaincus de leur supériorité.
Est-ce un problème ?
On peut légitimement se demander si le mode de gouvernance bureaucratique n’est pas le meilleur, d’autant que certains peuvent considérer qu’il a fait ses preuves.
Dans un contexte de grande stabilité, dénué d’incertitudes, la « mécanisation des ressources » où chacun est à sa place, la bureaucratie peut se justifier. Cependant, notre monde globalisé démontre son instabilité, ses ruptures et une vitesse d’évolution qui n’ont probablement jamais eu d’équivalent à une telle échelle dans l’histoire de l’humanité. Par conséquent, rien n’est jamais acquis et l’ordre actuel n’a jamais la garantie de sa propre pérennité.
Dès lors, il est impératif de trouver des modes de gouvernance alternatifs. Ainsi, le conservatisme garant de stabilité doit laisser sa place à l’expérimentation, qui implique nécessairement des essais infructueux et des erreurs. La culture de l’erreur comme vecteur de la compréhension est un facteur qui augmente les chances de réussite. Nous pouvons donc faire notre l’aphorisme des Shadoks : « Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir. Autrement dit : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. »
Dans cette course, personne n’aura raison. Corollaire, il n’existe pas de méthode unique, ce qui peut s’avérer déstabilisant tant les incertitudes sont importantes.
Donc, le conservatisme, que favorise la bureaucratie, présente un risque létal dans les organisations. L’histoire récente nous apprend que les sociétés fortement bureaucratiques se sont effondrées toutes seules. Il y a donc problème.
Quelles pistes ?
S’il est acquis que l’organisation doit favoriser le mouvement et la fluidité, la gouvernance bureaucratique doit évoluer vers un modèle qui laisse plus de place à l’initiative et l’intelligence collective.
Trois pistes me semblent intéressantes pour sortir des inerties mortifères :
La gouvernance ne doit pas être obnubilée par le rendement financier mais par la création de valeur.
Cette injonction demande à sortir de la logique de normalisation du travail. Une organisation en mouvement est naturelle dans une startup qui est une petite structure qui agit en phase de lancement. Elle est en revanche plus complexe lorsque l’organisation est en phase de maturité. En effet, le premier levier de la performance dans la phase de maturité est l’optimisation des coûts de production, ce qui tend vers une forte normalisation de l’organisation, qui, malheureusement, favorise une approche bureaucratique.
La création de valeur ne peut se faire ni par le haut, ni par décret. Les forces de construction impliquent de l’intelligence collective, en particulier ceux qui font et qui créent en favorisant la transversalité et la circulation verticale.
Il s’agit donc de valoriser les forces de construction au détriment des instances de normalisation. Pour ce faire, il me semble opportun de limiter l’influence des structures de support dans les décisions. En clair, les comptables et les juristes auront une fonction consultative dans les processus de décision et en aucun cas une fonction stratégique. On veillera à ne pas examiner l’activité sous le seul prisme du risque. On préfèrera des profils à l’aise avec la complexité, capables d’approches pragmatiques, mesurées et concrètes dans la réalisation des objectifs.
Une gouvernance basée sur les objectifs et non pas sur les procédures et les règlements.
La gouvernance par le règlement décrit comment faire, elle ne favorise ni l’évolution ni l’initiative. Dès lors, on privilégiera un management par objectif en laissant à ses équipes le soin de trouver les meilleures méthodes pour les atteindre. Et s’il y a plusieurs équipes séparées qui travaillent aux mêmes buts, laissez-leur la liberté puis, comparer les résultats. Organisez des échanges de pratiques afin que les équipes se challengent et s’enrichissent.
La transition d’un mode de gestion bureaucratique vers une gestion par objectif n’est pas chose aisée car elle demande un changement important d’état d’esprit et de fonctionnement. Sans rentrer dans les détails qu’implique cette transition, on veillera ad minima que les objectifs soient spécifiques, mesurables, acceptés, atteignables, réalistes et temporellement définis, contraintes connues sous le vocable d’objectifs SMART.
Un cadre éthique.
L’éthique est un peu la tarte à la crème des organisations. En effet, on y trouve généralement des déclarations lénifiantes de « Corporate Social Responsabiliy » qui promettent que l’organisation sera sage et ne fera pas travailler les enfants. Vœu pieu qui se trouve régulièrement dénoncé par quelques ONG.
Une réflexion sérieuse et honnête sur l’éthique de l’organisation doit être menée et partagée. Elle constitue les règles du jeu en matière de comportement attendu, sans nécessairement introduire des notions de morale. Quel que soit la ligne adoptée, l’éthique fixe les lignes que le collaborateur ne pourra pas transcender pour atteindre ses buts. Et toute entorse débouchera sur une sanction sans concession.
Bien entendu la direction sera non seulement en phase avec ses déclarations, mais exemplaire dans son action.
Conclusions
La démotivation dont témoignent mes amis n’est vraisemblablement pas due à l’usure du temps. La bureaucratie galopante en serait plutôt la cause. Cette dernière progresse en gangrénant nos organisations. De plus, la bureaucratie représente un danger par son manque de capacité d’adaptation.
Il appartient aux stratèges et aux dirigeants de remettre de la fluidité dans nos organisations. Les collaborateurs bénéficient en moyenne d’un haut niveau d’éducation, il s’agit de leur donner la liberté en échange de la création de valeur que l’on peut attendre de leurs savoirs et leurs compétences.
Il s’agit d’un changement profond à impulser dans notre société nécrosée qu’il est urgent de dynamiser. A titre personnel je me réjouirais d’observer un tel changement.
L’art du management est un sujet qui interroge. D’un côté les tenants de pratiques qui fleurent bon l’ésotérisme New Age et de l’autre les adeptes d’agissements plus conservateurs, avec tous les excès que peuvent produire les ayatollahs de la doxa, d’un côté comme de l’autre.
L’actualité managériale nous abreuve de bienveillance, de participatif et d’agilité qui sont présentés comme autant de recettes de bonheur et de réussite dans les organisations. A ce titre, le livre « Leadership, agilité, bonheur au travail…bullshit ! » [Christophe Genoud, 2023, Vuibert] dénonce avec force arguments les dérives et la vacuité de ces gesticulations managériales. Cet ouvrage, scientifiquement étayé, met en perspective les prétentions des marchands du temple du management et apporte un éclairage salutaire au débat.
Toutefois, je m’aperçois que plusieurs concepts dénoncés dans le livre ont fait partie de mes pratiques managériales. Suis-je un Monsieur Jourdain du fake management ? Me suis-je égaré dans des turqueries sans m’en rendre compte ? Je ne le pense pas.
Le cas de l’informatique Evoluer dans le secteur des technologies de l’information impose son lot de contraintes : la technologie avance extrêmement vite, rien n’est jamais acquis, les complexités sont extrêmes et les évolutions souvent sont disruptives.
Pyramide des besoins selon l’interprétation de la théorie de la motivation de Maslow (1968)
Le numérique change en permanence, il est structurellement instable. Par conséquent, il n’offre pas de sécurité pour celui qui évolue dans cet environnement, ainsi, le second niveau des besoins selon Maslow se trouve mis à mal.
Complexe et mal comprise par l’ensemble de la population, l’informatique et ses techniciens sont facilement sujets aux moqueries voire au mépris. Pensez à la parodie « Michel ingénieur informaticien » sorti en 2000 et qui caricaturait l’informaticien entre crétin et autiste. Vu de la pyramide de Maslow, l’estime de soi, le respect des autres et par les autres ainsi que l’appartenance ne sont pas vraiment acquis.
En revanche, l’informaticien peut se reconnaître dans la créativité, la résolution de problème et l’acceptation des faits. Cette activité qui implique haute technicité et forte capacité d’abstraction correspond au besoin d’accomplissement de soi.
Dès lors, sur les cinq niveaux des besoins identifiés par Maslow, on déduit rapidement qu’une activité dans l’informatique est fortement déstabilisante voire inhumaine. Le haut niveau d’abstraction n’encourage pas l’interaction entre humains, la tendance étant de se réfugier dans la technique.
Ce tableau brossé, il faut maintenant imaginer comment gérer des troupes dans un environnement aussi instable. Car autant le dire tout de suite, le management vertical, l’intimidation et les ordres brutaux ne fonctionnement pas.
Concepts appliqués Dans ma pratique professionnelle, j’ai utilisé avec succès trois concepts abordés par le management « bullshit » : l’agilité, le design thinking et sortir de la zone de confort.
L’agilité qui n’est pas à prendre au sens littéral puisqu’il s’agit de méthodes issues de l’ingénierie logicielle. Plusieurs référentiels théoriques ont décrit les approches agiles, dont Scrum et eXtreme Programming. Ces approches reposent sur une planification adaptative (contrairement aux projets figés traditionnels), un développement évolutif, des livraisons échelonnées et une amélioration continue. Elles permettent des réponses flexibles au changement. Sans rentrer dans les détails, ces approches sont devenues possibles grâce à l’évolution des technologies en matière de développement de logiciels.
La mise en œuvre de l’agilité nécessite une phase d’acculturation des parties prenantes pour appréhender la méthode. L’approche doit impérativement être progressive pour que les ingénieurs et les clients apprennent à maîtriser ce type de collaboration. Il ne suffit donc pas de se déclarer agile pour l’être. Toutefois, une fois la maturité acquise, ainsi qu’une bonne collaboration entre les parties, les bénéfices sont indiscutables et les résultats surpassent de loin ceux obtenus par les méthodes traditionnelles.
En tout état de cause, sorti de l’ingénierie logicielle, l’agilité dont se prévalent nombre de cadres n’est qu’une imposture qui ne séduit que les tartuffes du management.
Le desing thinking, qui ambitionne de favoriser l’innovation dans la co-création, semble plus profiter aux gourous du post-it animateurs de workshops, qu’à l’innovation effective. En revanche, sans prendre le modèle au pied de la lettre, une forme adaptée de desing thinking permet de mettre l’usager au centre de la conception, ce qui évite les errements des techniciens qui imaginent ce qui est bon pour le client sans une vraie considération d’ergonomie et de logique.
Pour s’en convaincre, il suffit d’utiliser une borne de parking ou d’automates à ticket. Dans la majorité des cas, ces appareils laissent l’utilisateur dubitatif devant le manque d’ergonomie de la machine. Pourtant si on interroge le technicien, il répondra : « c’est simple, yaka… ». La dissonance entre la perception de l’usager et du concepteur est criante, le design thinking peut largement améliorer les usages.
Enfin, sortir de la zone de confort n’est pas qu’un artifice pour pousser les réfractaires au changement en les accusant d’immobilité coupable. J’ai utilisé la ré-interrogation productive, voire la déstabilisation, comme une impulsion continue dans le management des équipes. Dans un secteur technique dont l’évolution est fulgurante, l’instabilité chronique que provoque ce domaine est intrinsèquement anxiogène. Par une réaction assez naturelle d’auto protection, les équipes ont tendance à construire des certitudes et minimiser l’effet des changements. Dès lors, sortir de la zone de confort est une nécessité pour identifier et intégrer les évolutions qui ne manquent pas de se produire. S’en affranchir présente un risque très élevé de distanciation et de disqualification.
Toutefois, l’instrument est délicat à manipuler. Utilisé par un management qui ne sait pas où il va ne fera que martyriser les collaborateurs et cela devient effectivement une manœuvre qui permet le plus souvent aux cadres de transférer leurs responsabilités sur ceux qui n’ont pas à les prendre.
Cette attitude peut être constatée dans les injonctions de « transition numérique » où des dirigeants créent artificiellement une tension pour poursuivre des objectifs inconnus qu’ils ne maîtrisent eux-mêmes pas. Ainsi employé par les tartuffes de la disruption décrétées, les résultats sont rarement probants. En revanche, lorsque le management a une idée assez claire des objectifs qu’il souhaite atteindre, « l’inconfort productif » contribue à réaliser des projets ambitieux. Nul ne peut nier les résultats spectaculaires chez Tesla ou Apple, dont les CEO ont montré un grand charisme doublé d’une réputation de sales cons.
And so what ? Ces brefs exemples montrent que tout n’est pas à jeter dans les nouvelles propositions du management. En revanche, il est parfaitement illusoire de piocher au hasard dans un réservoir de recettes à la mode en espérant des résultats étincelants.
J’ai entendu un politicien qui ambitionnait de rendre l’état agile, j’ai vu l’installation d’un babyfoot dans une entreprise industrielle, j’ai constaté la mise en œuvre du télétravail qui n’était rien d’autre qu’un 80% payé 100% sans contrepartie. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait de gesticulations managériales qui n’avaient absolument aucune chance de produire quoique ce soit de positif. Tout au plus, quelques consultants en bienveillance ont décroché des mandats et le management s’est targué d’un modernisme de bon augure dans leur communication.
Diriger ne s’apprend pas dans les livres. Mécaniser le management est une illusion et compter sur des recettes universelles est une démarche qui témoigne d’une certaine paresse. Diriger demande une expérience qui se forge dans la durée et qui demande une bonne dose d’introspection. De plus, la façon de diriger dépend fortement du type d’activités et des objectifs à atteindre.
Diriger est l’art de planifier, coordonner et contrôler des ressources afin de réaliser un travail en optimisant les dépenses. Pour se faire, il s’agit de gérer des ressources humaines afin que toutes et tous mobilisent leurs forces avec une intensité durable et dans la même direction. Le management est un art qui s’apparente à l’expertise de l’artisan. L’artisan développe un savoir unique qui lui appartient et qui correspond à un besoin particulier qui ne s’acquiert pas d’un claquement de doigt.
Comme pour toute activité, diriger efficacement consiste en un arbitrage entre plusieurs composantes : le résultat à obtenir, le plaisir que chacun peut y trouver, la santé des collaborateurs, leur fidélité, une cohésion dans la durée ainsi que tous les autres critères qui correspondent aux besoins de votre organisation.
Au-delà des gimmicks managériaux, les qualités personnelles qui me semblent intéressantes à considérer sont :
Avoir une liberté d’esprit
Avoir du courage
Assumer ses actes et ses décisions
Ne pas chercher à plaire, mais ne pas nuire
Être capable d’écouter et cas échéant, reconnaître et corriger
Diriger, c’est avoir le discernement de choisir les voies et les méthodes qui conviennent à la situation. Dès lors, aucune méthode et aucune idée fixe ne peuvent conduire au succès.
Enfin, manager consiste à mobiliser des forces pour accomplir un travail, encore faut-il avoir un but et des ambitions partagées. Et si le tout pouvait avoir du sens, on éviterait probablement pas mal de bullshit job (boulot de merde) et de gesticulations managériales stériles.
Rien ne va plus chez Volkswagen ! Le champion européen de l’automobile, qui a été la référence pendant près de 40 ans, est aujourd’hui officiellement en crise. Peu compétitive, la marque enregistre des contre-performances inquiétantes. Par exemple, le carnet de commande de ses voitures électriques aurait baissé de 50% alors que la demande mondiale est en hausse de 45%. L’ID.4, le modèle électrique au cœur de la gamme a fait un immense flop, VW serait contraint de le brader pour écouler les stocks. C’est très logiquement que Oliver Blume, le PDG, a annoncé des mesures drastiques afin de faire 10 milliards d’euros d’économie d’ici 2026.
La valeur de l’action Volkswagen a été quasiment divisée par deux en deux ans. Le marché sanctionne les piètres performances du constructeur, il est vrai peu aidé par la conjoncture géopolitique actuelle.
Comparé à Tesla, VW reste un mastodonte, toutefois on observe une réelle érosion des ventes de VW et une croissance régulière et spectaculaire de Tesla.
L’expérience Tesla J’ai récemment eu l’occasion de tester une Tesla Modèle 3 sur un bon millier de kilomètres. L’expérience est particulière, elle s’avère suffisamment différente pour avoir le sentiment de conduire « autre chose ».
A l’usage, la tablette centrale qui regroupe toutes les commandes n’est pas franchement pratique, le compteur de vitesse n’est pas sous les yeux, les commodos ne reprennent pas les dispositions généralement en usage partout ailleurs, tout cela demande un petit temps d’adaptation. De plus, la propulsion 100% électrique provoque une petite charge mentale car elle nécessite d’anticiper les trajets afin de recharger le véhicule, ce qui est valable pour toutes les voitures électriques.
Pourtant, dans la logique de rupture adoptée par les concepteurs de Tesla, les inconvénients se transforment presque en qualité. Le centre de commande a fait jaser en proposant notamment un feu de cheminée, une console de jeu et le très potache coussin péteur, qui témoignent d’une décontraction propre à l’origine Californienne de la marque. Ces bouffonneries sont peut-être une habile manière d’affirmer leur différence et une forme de coolitude rebelle. Malin…
S’agissant de la qualité de fabrication du véhicule, elle s’apparente plus à un constructeur généraliste qu’à celle d’un véhicule premium. Par exemple, les lève-vitres n’ont pas le fonctionnement feutré que l’on trouve sur une berline allemande premium. Sur mon véhicule de 40’000 km, le tirant de porte montrait des signes de fatigue qui provoquaient un désagréable bruit à l’ouverture. Pourtant, malgré une certaine légèreté de fabrication, Tesla est plutôt associé au cercle des marques premiums.
Les accélérations de missile procuré par les moteurs électriques ont un petit côté jouissif. Pour autant que vous choisissiez l’option « Dual Motor », vous aurez tout loisir de taquiner une Porsche 911 Carrera au feu rouge, bluffant. Cette voiture se comporte comme un kart et procure un étonnant plaisir de conduite.
Tout dans la conception d’une Tesla est innovant. L’industrialisation elle-même a révolutionné les processus de fabrication, les giga-presses (du fabricant italien Idra Group) permettent de mouler des châssis sous très haute pression. Il suffirait ainsi de deux énormes pièces moulées pour remplacer un assemblage originellement composé de 170 éléments et 1600 soudures. Ceci permettrait de produire des caisses plus légères et de baisser drastiquement les coûts de fabrication. Cela démontre un souci permanent d’optimisation de la part des ingénieurs.
De même, l’électronique de bord constitue un écosystème complet et innovant. Par exemple, les puces utilisent du carbure de silicium et pas le traditionnel silicium que l’on trouve partout ailleurs. Ce matériau a notamment l’avantage d’être plus résistant et de mieux supporter la chaleur. Cela témoigne d’une conception soignée associé à une excellente maitrise des technologies. Toutes les fonctions de l’auto sont concentrées dans une électronique qui est mise à jour à distance comme un smartphone, la voiture évolue au gré des nouvelles version du logiciel.
Bien que qu’ultra complexe, la capacité de conduite autonome a été intégrée de façon native dans la conception du véhicule. Une vision de ce que devrait être une voiture ainsi qu’une intégration centrale et pertinente des technologiques numériques montrent une volonté de rupture doublé d’une prise de risque certaine.
Par rapport à la concurrence qui multiplie les modèles et les options, Tesla se contente de 4 modèles et un nombre très limité d’options, et certaines d’entre-elles ne sont que des activations logicielles qui n’exigent aucune logistique industrielle complexe. Cette approche simplifiée permet de limiter les complexités, donc les coûts avec lesquels les constructeurs premiums traditionnels se sont perdus. En clair, la marque Tesla offre une valeur d’usage supérieure à la concurrence et ce « by design ».
Au quotidien, l’approvisionnement d’énergie peut se faire au travers d’un réseau de SuperChargeurs fournis par Tesla (ou par une prise standard). Tesla ne s’est pas contenté de construire des voitures électriques mais a assuré tout l’écosystème qui permet d’offrir une expérience fluide et rassurante au consommateur.
Les automobiles Tesla sont conçues en Californie, une région qui a une capacité naturelle à remettre les modèles en cause et à innover. Une Tesla a été pensée par les gens de la tech et du numérique. Cela se ressent dans le résultat. Les ingénieurs de Tesla sont partis d’une feuille blanche et ont imaginé leur proposition automobile, unique.
Tesla me fait penser à l’iPhone. Lorsque Apple a introduit son smartphone, il n’était vendu que par des opérateurs capables de fournir un réseau 3G. Apple avait une proposition cohérente et visionnaire sur les usages de son téléphone, un écosystème complet qui offrait à ses usager une expérience simple, fluide et d’une grande utilité.
Tout l’inverse de Nokia qui a tenté de produire des téléphone-ordinateurs (la brique Nokia 9300) qui faisaient tout, mais mal. Notamment, les capacités de communication n’avaient pas été pensées comme une composante intégrée à un tout. Sans réelle vision des possibilités qu’offraient la technique, ces produits n’étaient que l’extension miniaturisée d’un ordinateur personnel. En matière automobile, j’associe le Nokia 9300 à l’offre de voitures électriques de Volkswagen et des autres constructeurs traditionnels. Ils ne sont qu’une adaptation du véhicule thermique à l’électrique sans une vision globale de la nouvelle donne en matière de technologies.
Une affaire d’ADN Tentons de déterminer les mots clés qui caractériseraient le mieux la perception les deux marques. Pour moi Tesla serait : innovant, dynamique, valorisant, zéro émission.
Le même exercice pour la marque Volkswagen serait : sérieux, bien construit, fiable et raisonnable. Nous pouvons considérer que ces qualificatifs constituent l’ADN des deux marques.
La marque Tesla est parfaitement cohérente avec son image, nous avons vu que ses voitures étaient fortement innovantes, le dynamisme est exprimé par ses performances de missile ainsi que le sentiment de participer à l’histoire en marche. Montrer une image éco-responsable et avant-gardiste, dans un véhicule immédiatement reconnaissable, et qui soigne le sentiment d’appartenance, est assurément valorisant. Quant au zéro-émission (au roulage), c’est une réalité qui valorise son propriétaire (ou le déculpabilise, c’est selon), surtout quand on atomise une Porsche au feu rouge, la testostérone éco-responsable a un petit côté jubilatoire.
Tesla est facilement associée au cercle des marques premiums (comme BMW Mercedes ou Audi) alors que la finition un peu désinvolte appartient plutôt à l’univers des constructeurs généralistes. Ce qui perturbe parfois les journalistes spécialisés qui perdent leur latin dans leurs références habituelles. Cependant, les lacunes de finition ne sont pas formellement reprochables car elles ne font pas partie de l’ADN de la marque.
Intéressant, dans les divers classements de fiabilité (J.D. Power, WhatCar, Euroconsumers, autres), les autos Tesla se trouvent en fond de classement. Pourtant, l’indice de satisfaction des clients est très élevé. Les propriétaires des fusées électriques pardonnent tout à leur tablette à quatre roues alors qu’ils voueraient aux gémonies une voiture à essence d’une aussi piètre fiabilité. Là aussi l’ADN de la marque ne repose pas sur la fiabilité, dès lors, il n’y a pas incohérence entre la revendication et l’expérience.
Chez VW, l’offre électrique a plus de peine à coller avec l’ADN de la marque. Une construction désinvolte, avec des plastiques « durs », marotte des journalistes, ne fait ni sérieux, ni bien construit. Des performances en retrait dans tous les domaines par rapport à la référence n’en font pas un achat raisonnable (moins performant, plus lourd, moins de place, petit coffre, le tout sans un avantage de prix). L’électronique de bord et l’habitacle évoque l’ancienne DDR (l’Allemagne de l’est pour les plus jeunes). Une mise au point et des mises à jour laborieuses démontrent un manque flagrant de maîtrise dans le domaine du logiciel et de son intégration, tant sur la technique que sur les usages. Enfin, des remises importantes pour écouler les stocks (ID.3) n’a rien de rassurant pour le consommateur.
La Volkswagen électrique n’est pas une référence dans son segment de marché et son image est floue. Dès lors, en période de choix, le prospect va objectiver les qualités des produits et comparer les offres concurrentes. En clair, la VW n’offre pas « d’unique value proposition » qui différentie clairement ses produits et qui explique pourquoi le client potentiel devrait en acheter.
De plus, et de façon incompréhensible, l’offre électrique de Skoda et de Seat, construite sur la même plateforme technique, donne une meilleure impression qualitative alors que le positionnement des marques dans le groupe devrait placer Volkswagen entre Audi et Skoda.
VW est en disruption cognitive, les valeurs qui portaient la marque ne se retrouvent pas dans son offre de véhicules électriques. Le marché semble sanctionner les errements du constructeur allemand.
Cette critique est valable pour la totalité de l’ancien monde automobile qui se perd dans des stratégies de groupe et des positionnements de marque fumeux. Avec son offre limitée et sa marque unique, Tesla peut mobiliser une puissance de feu technique et marketing concentrée. Ce qui lui assure un avantage compétitif unique.
Mon message à VW VW donne l’impression d’avoir conçu une voiture électrique avec les mêmes équipes qui conçoivent des véhicules thermiques. Pire, ils semblent avoir considéré que la plus-value écologique associée à puissance de la marque Volkwagen permettait de pratiquer des tarifs élitistes. Pendant que Tesla disruptait, Volkswagen est arrivée sur le marché avec l’arrogance de ceux qui vivent le succès depuis trop longtemps.
Je perçois une incapacité très européenne de penser numérique et rupture. Une structure organisationnelle probablement figée, une incapacité à réinterroger son environnement ainsi que la peine à comprendre et assimiler le monde numérique dont les codes sont si différents, tout cela explique les difficultés rencontrées par les constructeurs établis du secteur.
L’automobile électrique provoque une rupture sur un marché qui est entrain de rebattre les cartes. La Chine s’est déjà imposée comme un leader, tant pour la production que pour la sécurisation des approvisionnements pour la fabrication des batteries. Le risque est donc très élevé que l’Europe perde une de ses industries d’excellence.
Sans savoir ce qui bout dans la marmite de VW et avec un peu de prétention, voilà les objectifs qui seraient les miens :
Donner la liberté d’explorer les technologies et d’en extraire les possibles ;
Placer le numérique au cœur de la réflexion ;
Donner la liberté de réimaginer les usages automobiles et d’optimiser l’utilité ;
Donner la liberté de réimaginer l’industrialisation et la logistique ;
Pour atteindre ces objectifs :
Nommer des spécialistes du numérique au conseil d’administration de l’entreprise ;
Créer une cellule de conception indépendante, non polluée par les acquis et centrée sur les usages ;
Créer une cellule des technologies du numérique « là où ça se passe » et dotée de pouvoirs importants ;
Sortir des logiques de plate-forme et de déclinaison de marque ;
Les résultats à atteindre sont :
Fixer un ADN proche du groupe (par exemple : robuste, pratique, fiable) ;
Offrir une vision claire et unique de la proposition de véhicule zéro émission du constructeur ;
Créer des produits cohérents avec l’ADN et performants à tous points de vue ;
Créer des produits qui exploitent toutes les possibilités techniques.
A titre plus personnel j’insisterais sur les fondamentaux d’usage. En effet, des carrosseries hypertrophiées, grandes à l’extérieur et petites à l’intérieur, couplées à des effets de styles de plus en plus baroques me font penser aux « belles américaines » des années 50-60 qui, comme les mammouths et les dinosaures, ont disparu. Tâchons d’apprendre de l’histoire.
Un chiffre pour illustrer mon propos : Dans la catégorie des voitures électriques de 4.75 m de long, les coffres de la Mercedes EQC ou de la BMW iX3 cubent 500 litres là où la Tesla modèle Y propose 970 litres. L’espace de l’habitable est à l’avenant. A mon sens, c’est la preuve de conceptions batardes qui reposent sur les habitudes.
L’Europe somnole sur ses acquis, il me semble urgent de se réveiller et de redévelopper les structures techniques et industrielles qui ont fait notre richesse passée.
Chers ingénieurs en devenir ou en début de carrière. Vous avez réussi des études très exigeantes durant lesquelles vous vous êtes mangé des équations impossibles, vous avez solutionné des problèmes d’enfer, pondu des projets du futur et bien d’autres joyeusetés harassantes. Bravo !
Vous vous sentez prêt à affronter le monde professionnel avec la conviction que rien ne vous arrêtera car le numérique a conquis le monde et vous en êtes les experts. Il parait qu’il manquerait en Suisse 30’000 professionnels de l’informatique, la voie du succès est donc grande ouverte.
Les connaissances techniques pointues que vous avez acquises pendant vos études devraient vous permettre de révolutionner le monde, de plus vous ne manquez pas d’idées. A elles seules elles vous protégeront de toutes les turpitudes de la vie, du moins c’est ce que vous avez appris. Vous êtes probablement convaincus que les bonnes idées débouchent sur des projets qui créent de la valeur. Bien entendu, ces idées seront immédiatement reconnues par vos supérieurs avides des succès qui apporteront au monde les innovations qu’il attend avec ferveur.
Je m’en voudrais de calmer vos ardeurs. Toutefois, je vous soumets quelques observations sur notre environnement.
Succès du numérique Microsoft (1975), Apple (1976), Amazon (1994), Google (1998), Facebook (2006), ces firmes qui dominent le numérique ont totalement révolutionné nos usages. Un autre un point commun les lie : elles sont toutes nées sur la côte ouest des Etats-Unis.
Durant cette même période, je ne vois rien d’équivalent en Europe. J’identifie deux entreprises actives dans le numérique et leaders mondiaux dans leur domaine : SAP (1972), un progiciel de gestion d’entreprise fondé par des ex d’IBM et Catia (1970) logiciel de conception assistée par ordinateur, filiale (depuis 1981) de l’avionneur Dassault. Ces logiciels issus des besoins des industriels sont des outils très puissants, mais ne sont pas des disrupteurs qui touchent directement l’ensemble de la population.
Nous pouvons conclure que l’Europe, dont la Suisse, ne propose pas les conditions cadres qui permettent l’émergence et le développement de sociétés innovantes. Il ne s’agit pas ici d’en décrire les causes qui ont été largement commentées par les experts. La seule chose à retenir est qu’en matière de numérique, les bonnes idées et les projets ambitieux se développent rarement ici.
Digression ferroviaire La prolongation de la ligne de tram 14 a été inaugurée à Genève en 2021. Cette prolongation en milieu semi-urbain en direction de Bernex-Vailly s’étend sur 2.3 km et comprend 4 arrêts sur un domaine rigoureusement plat sur lequel existait déjà une large route. Les travaux ont débuté en février 2019 et les premiers convois ont circulé en juillet 2021. Cela fait donc 29 mois de travaux pour un budget de 100 millions de francs, soit 43.5 millions de francs par kilomètre.
Ce montant stratosphérique m’a interpellé. Je me suis amusé à le comparer avec le projet du chemin de fer du Salève (près de Genève) mis en chantier en 1891. J’admets que la comparaison n’est pas très académique mais j’aime porter des exemples de réalisation du temps des pionniers.
Ce train électrique à crémaillère était une première mondiale, il reliait Veyrier (551m) aux Treize-Arbres (1142m) sur 9.1km. Il comprenait 23 ponts et un tunnel de 119 mètres que l’on pouvait encore récemment traverser en randonnant vers Monnetier.
Le premier coup de pioche de ce projet techniquement complexe a été donné le 26 juillet 1890 et a été inaugurée le 1er décembre 1892, soit le même temps que pour prolonger la ligne 14 du tram. En revanche, le budget n’était tout à fait le même puisqu’il avait coûté en son temps 2’300’000 francs [Le chemin de fer du Salève, 1992], soit 252’747 francs par kilomètre répartis comme suit :
terrains
100’000
terrassements
200’000
travaux d’art
200’000
voie et rail conducteur
460’000
gares, abris, restaurant, mobiliers
200’000
station génératrice
410’000
ligne de transport
40’000
téléphone, clôture, outils
30’000
12 voitures
300’000
concession, administration, surveillance
240’000
intérêts pendant la construction
120’000
Le franc de 1890 n’avait pas la même valeur que le franc d’aujourd’hui me direz-vous. Vous avez raison ! L’office fédéral de la statistique nous apprend que l’indice des prix à la consommation a évolué comme suit :
Selon ces informations, nos 252’747 frs/km de l’époque représenteraient aujourd’hui 2’629’074 Frs/km. Très loin des 43’500’000 Frs/km de la prolongation de la ligne 14 sur terrain plat ! L’inflation du BTP serait 16.6 fois supérieure à l’indice du coût de la vie pour des travaux beaucoup plus simples. Belle performance !
J’ai essayé de trouver d’autres indices, ils sont malheureusement incomplets et ne permettent pas une comparaison satisfaisante. Toutefois observons les deux indices suivants :
Entre 1891 et 1992, le prix des matériaux de construction a été multiplié par 12.8 alors que durant la même période, l’indice du coût de la vie n’a augmenté que de 8.7 fois. Encore faudrait-il connaitre la composition du panier des « matériaux de construction » pour pouvoir comparer.
Entre 1891 et 1995, le salaire horaire réel moyen corrigé en suisse a été multipliés par 8.4. Cette augmentation du pouvoir d’achat correspond à l’augmentation de la productivité du salarié par les moyens de la technique. Étrangement, cette augmentation de la productivité ne se retrouve pas répercutée dans les travaux de BTP, alors que depuis 1881, les techniques ont grandement évolué et devraient permettre de substantielles économies.
Je n’ai pas pour but de rechercher les causes de la décorrélation entre l’augmentation des prix de constructions et l’indice du coût de la vie, mais force est de constater que l’inflation est importante.
Je me suis toujours demandé comment on arrivait à commander pléthore de travaux publics pour des utilités qui paraissent parfois bien maigres. « Le coupable est celui à qui le crime profite » aurait dit Sénèque. Pas de doute, les marchands de béton et de pelles mécaniques savent y faire !
Le même phénomène peut être observé avec les coûts de la santé qui augmentent chaque année plus vite que l’inflation. Une meilleure qualité de vie ainsi que l’augmentation de l’espérance de vie, qui a passé à la naissance de 43.3 ans en 1881 à 75.5 ans en 1995 pour les hommes, sont les arguments qui justifient chaque augmentation des assurances maladie.
Si on pense au secteur primaire, les subventions pleuvent à chaque irrégularité. Subvention en cas de grêle, de forte pluie, de franc fort et j’en passe. Tout est bon pour toucher une subvention.
Et je ne parle pas des banques, qui très discrètement, préservent leurs intérêts au plus haut niveau des états pour ne pas dire qu’elles dictent tout simplement leur conduite.
Le mythe du marché libéral Dans un marché parfait, l’effet de concurrence doit privilégier la meilleure offre, le meilleur rapport qualité-prix, le meilleur tout court. Celui qui maitrise les techniques qui offrent un avantage compétitif est plus performant, il devrait donc gagner. Telle est la croyance du jeune ingénieur qui recherche avidement les meilleures solutions.
Dans cette compétition, le numérique est l’arme ultime, l’outil de l’augmentation de productivité, le vecteur d’amélioration de l’expérience client. Et pourtant, nous sommes à la traine, nous peinons à mettre en place les outils du changement.
Tout au plus nos bureaucrates édictent des lois : RGPD en Europe, loi fédérale sur la protection des données LPD en Suisse. Près de 30 ans après l’explosion d’internet, le législateur se réveille, et comme seul réflexe, il contraint, effrayé par la puissance qu’ont pris les GAFAM. Voilà qui en dit long sur notre gouvernance.
A propos de gouvernance, pour 2021 et selon l’OCDE, le rapport des dépenses des administrations publiques en regard du produit intérieur brut est le suivant :
On remarque que la France, le pays le plus étatiste, engloutit 59% de son PIB en dépenses publiques. Selon l’INSEE, le rapport n’est tendanciellement pas prêt de s’inverser.
Que déduire de tout ça ? On peut subodorer que la gouvernance des pays européens est structurellement politique et étatique. Dans ce contexte, ce n’est pas le libre marché qui pilote la gouvernance, les cautèles sont politiques et bureaucratiques. Cet environnement privilégie plutôt les juristes et les contrôleurs, en revanche il est peu propice aux inventeurs et aux entrepreneurs. En outre, le plus gros donneur d’ordre est l’état. Je n’ai pas de jugement de valeur sur ce choix mais mieux vaut en être conscient.
Une gestion par la politique est rarement visionnaire en matière technologique. Et c’est logique, les politiciens doivent satisfaire le plus grand nombre alors que les entreprises ont pour but de maximiser leurs profits. La maximisation du profit passe notamment par l’innovation. Innover c’est changer, et le changement est anxiogène par nature. Dès lors, pour satisfaire son public, le politicien aura tendance à promettre la lune sans que rien ne change.
De plus, le numérique est un domaine intangible que peu maitrisent réellement. Là est le paradoxe, le numérique est la plus grande révolution de ces 50 dernières années et nous nous offrons le luxe de collectivement le négliger.
Les GAFAM ont eu beau jeu de s’engouffrer dans les lacunes de notre gouvernance en s’arrogeant des pouvoirs dont la portée échappe encore à nombre de dirigeants, et sans que nous saisissions notre chance d’être des acteurs productifs de ces changements.
Conclusions Chers jeunes ingénieurs du numérique, vous le comprenez comme les ingénieurs civils l’ont compris bien avant vous, rien ne sert d’être le meilleur en se livrant à des débats de clocher sur d’obscurs sujets techniques. Dans l’environnement qui est le nôtre, le but est de capter une part du gâteau, la plus grosse possible.
En bourse, il est coutume de dire qu’on ne se bat pas contre le marché. Dès lors, mieux vaut s’adapter au contexte et jouer avec les règles en cours. Fédérez-vous et occupez le terrain du pouvoir. Engagez-vous en politique pour défendre votre cause comme tous les secteurs d’activité le font. Trouvez des angles, peaufinez des arguments : sécurité, emploi, autonomie, qualité de service, lutte contre la dette. Reprenez à votre compte les sujets qui fonctionnent pour les autres secteurs et déclinez-les à votre cause. Imposez des règles et des normes qui protègent votre activité.
Vous ne me croyez pas ? Observez lescommissions du Grand Conseil genevois (organe législatif), sur les 23 commissions, pas une seule ne traite du numérique alors qu’il s’agit de la plus grande révolution en cours !
Sous nos latitudes, ce n’est malheureusement pas votre excellence technique qui fera la différence mais votre capacité à infléchir la gouvernance en y intégrant le numérique. Misez sur l’ingénierie sociale plus que l’ingénierie tout court. Ne laissez pas ces places aux administratifs qui sont les interlocuteurs naturels des environnements bureaucratiques.
Je vous propose de briller autrement qu’en vous crevant les yeux pendant de longues heures devant un écran. Profitez-en et tentez votre chance !