En matière de management, les entreprises nous ont récemment gratifiés d’impressionnants grands écarts dans la façon de traiter les collaborateurs. D’un côté, nous avons les sous-traitants horlogers pour qui l’amour de la pendule a conduit à exiger de timbrer pour aller aux toilettes, alors que de l’autre, nous trouvons les défenseurs de l’horaire à la confiance sous couvert de bonheur au travail.
Dans l’arc jurassien, plusieurs industriels appliquent une discipline assez dégradante consistant à imposer le timbrage horaire pour aller fumer une clope ou pour satisfaire ses besoins naturels. Bien entendu, cette petite vexation est réservée aux ouvriers, l’encadrement ne saurait se soumettre à pareil traitement.
La justification est toute trouvée, l’ouvrier est fourbe et profite de grappiller des minutes pour flouer le gentil patron.
Un comportement qui est à la frontière entre les récits de Zola et la discipline militaire de la marine à voile. Personnellement, cela m’évoque cet album fameux des Pogues qui s’inspirait d’une citation attribuée à Winston Churchill : « Ne me parlez pas des traditions de la Marine. Ce n’est que rhum, sodomie et fouet. »
Je ne peux que m’interroger lorsque, dans le même pays, d’autres entités appliquent une gouvernance basée sur une liberté complaisante. Ce mode de gestion des ressources humaines est légitimé par la confiance que l’on doit aux collaborateurs qui, mieux que quiconque, savent ce qu’il faut faire. Par conséquent, il n’y a nul besoin de fixer des objectifs et encore moins de contrôler le travail fourni.
Pour faire bonne mesure, on agrémentera l’environnement de quelques gadgets (Backgammon, babyfoot et autres) qui décontracteront toutes ces âmes surmenées.
De mes observations dans plusieurs entreprises, ces gadgets semblaient aussi incongrus qu’un hamburger MacDo sur la table d’un restaurant gastronomique.
Mais pourquoi tant de haine ?
Dans sa logique d’optimisation, l’industriel traque toutes les pertes et chasse tous les gaspillages de manière obsessionnelle. L’épisode des toilettes nous rappelle précisément une scène « des temps modernes » de Charlie Chaplin, qui dénonçait il y a près de 90 ans les mauvais traitements que subissaient les ouvriers en usine.
Le procédé est pour le moins mesquin et, à mon avis, il engendre des comportements de compensation de la part des travailleurs qui sont soumis à cette mesure vexatoire.
De la part de l’encadrement, si l’intention est d’optimiser la productivité pour contrer la concurrence, notamment asiatique, la mesure parait assez vaine et le combat perdu d’avance.
À l’inverse, l’entreprise qui repose sur la confiance et qui se soucie du bonheur de ses employés comme geste principal de management m’inspire une certaine méfiance. De mon point de vue, compter sur la raison des hommes est un pari audacieux, pour ne pas dire naïf.
Dans des environnements ultra-compétitifs, exigeants ou indépendants, il n’est en effet pas nécessaire de réguler le travail, soit parce que l’engagement dépasse les normes courantes, soit par une responsabilité directe de sa propre productivité. En clair, les entrepreneurs, les professions libérales ou les artisans sont maitres d’une destinée qu’ils choisissent et/ou sont pris par l’intérêt de leur travail.
En revanche, dans une organisation, ce type de management semble avoir de la peine à se justifier.
En particulier, il est généralement admis que dans une bureaucratie, plus on donne de liberté, plus cette dernière ménagera son propre confort.
Dès lors, les aménagements visant au bonheur au travail ressemblent plus à une distribution de prébendes qu’à servir un objectif de performance.
D’ailleurs, si les entreprises soumises à une forte concurrence devaient trouver des gains de productivité dans une gestion effective du bonheur au travail, il est fort à parier qu’elles auraient très vite adopté ce type de management. Ce n’est manifestement pas le cas, pour autant que le bonheur imposé existe.
La vérité est-elle ailleurs ?
La coercition, l’intimidation et la pointeuse aux urinoirs paraissent d’un autre âge. Le manque de respect est coupable. Pour moi, il relève d’esprits étriqués qui, faute d’une réelle capacité de management, se reposent sur des artifices techniques et règlementaires pour faire respecter une volonté et circoncire les abus.
Bien entendu, l’encadrement ne pourra exercer ce misérable pouvoir vexatoire qu’auprès de personnes en position de dépendance, donc de faiblesse, car qui a le choix évite ce type d’entreprise.
S’agissant du bonheur au travail et de tous les aménagements qui accompagnent la démarche, mon premier réflexe a été l’étonnement, puis une certaine indignation.
Toutefois, je me suis interrogé sur le sens de l’histoire. En effet, n’assiste-t-on pas à l’émergence d’un nouveau modèle de travail ?
L’interdiction du travail des enfants ou l’instauration des 40 heures hebdomadaires ont suscité de fortes réactions négatives de la part du patronat de l’époque. Bien évidemment, ce dernier criait à la faillite et à la fin du monde ! Une fin du monde qui n’a pas eu lieu, les entreprises ayant continué à augmenter leur compétitivité et ne se sont pas portées plus mal.
Dès lors, est-ce que laisser une totale liberté aux collaborateurs n’est pas une nouvelle forme de gestion du travail qui s’avère profitable ? Est-ce que cela colle plus aux aspirations des nouveaux collaborateurs ?
La question reste ouverte.
En tout état de cause, du point de vue du management, le cœur de la réflexion porte sur la confiance et le lâcher prise. On s’accordera à penser que la rationalité a peu de place dans ce qui relève des comportements humains.
Il est difficile de faire un juste arbitrage entre les crispés du contrôle et les tenants de la confiance débridée.
C’est pourquoi il serait intéressant de conduire des analyses objectives et dans la durée sur les comportements et les résultats obtenus dans divers environnements.
De nouvelles dispositions dans la façon de travailler ont été mises en place. Par exemple, le télétravail a été largement adopté pendant la pandémie de Covid. Mesure d’urgence, elle s’est installée dans plusieurs entreprises sans que l’impact ait été réellement mesuré, notamment dans la durée.
Dans le secteur informatique, cette pratique a été adoptée depuis longtemps sans que cela nuise à la productivité. Cependant, les échéances et les contraintes d’un projet sont connues et partagées. Si le but est atteint, peu importe qu’il soit réalisé au bureau, à la maison ou sur une terrasse.
Cela pose la question de l’objectif, mais comme l’a relevé Peter Drucker, pape du management : « L’administration par objectif est efficace si vous connaissez les objectifs. Mais 90% du temps, vous ne les connaissez pas. »
Cela signifie que la confiance ne peut être un blanc-seing pour user de toutes les libertés. Il s’agit d’encadrer l’activité avec des cautèles qui, si elles ne sont pas horaires, prennent d’autres formes.
J’ai l’habitude d’affirmer : « Si le lion ne cherche pas à te bouffer, il n’y a pas de raison de courir. »
Conclusions
On l’aura compris, je suis allergique au management par l’asservissement, contrôlé par un garde-chiourme à qui on confère quelques pouvoirs arbitraires.
Ceci ne signifie pas que je défends une gestion anarchique des organisations. En bon ingénieur, je suis attaché aux résultats et à la frugalité des moyens pour les obtenir.
Le bonheur et la confiance sans contrepartie mesurée, pris comme indicateur de la bonne marche de l’entreprise, est une forme d’autogestion mâtinée d’un bricolage New Age dont on peut légitimement se poser la question de la performance.
Faire référence à l’autogestion conduit à s’intéresser à l’école de la contingence structurelle qui étudie les environnements d’entreprise. Sans rentrer dans les détails, l’autogestion convient à des environnements fortement instables dont le fonctionnement en mode projet nécessite souvent une forte autonomie.
Il s’agit donc d’examiner sa propre situation et de la confronter à des fondements théoriques des organisations afin d’adopter la structure la plus adaptée à son environnement.
Ainsi, se la jouer startup dans une usine d’assemblage n’est pas pertinent, pas plus qu’une hiérarchie militaire l’est dans une entreprise de la tech. Il s’agit donc d’un arbitrage et d’une optimisation et non pas de succomber à une mode, ce que les articles spécialisés dans les ressources humaines semblent parfois oublier.
« La raison d’être d’une organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires » dit encore Peter Drucker.
Il appartient donc aux dirigeants d’optimiser leur organisation et de faire en sorte d’obtenir le meilleur de leurs collaborateurs.
Leur conduite est dictée par une optimisation qui vise la performance dans le respect de chacun. Il ne s’agit en aucun cas de succomber à des modes managériales mal interprétées, car dans une situation de concurrence, le retour de bâton peut faire mal.
© Pascal Rulfi, janvier 2025.
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