Montre, logiciel et Suisse sont des mots qui ne vont pas très bien ensemble.

Il y a peu, la montre connectée faisait sourire le monde horloger helvétique tant il était convaincu que l’excellence de ses gardes temps était sans concurrence.
Pourtant, Apple est devenu le plus gros horloger au monde, que ce soit en quantité ou en valeur, alors que cette entreprise était inconnue sur ce marché il y a encore 6ans. Aujourd’hui, l’Apple Watch constitue la référence en matière de smartwatch.

La Suisse n’est pas absente dans l’offre de la montre multifonction, notamment avec les excellentes Tissot T‑Touch qui démontrent une grande maîtrise de la microélectronique. Toutefois, en matière de montres connectées, le paysage est plus nuancé, à telle enseigne que les commentateurs spécialisés n’hésitent pas à déclarer que les horlogers suisses ont perdu la guerre des smartwatches.

Montres connectées.
Une montre connectée se caractérise par sa capacité à communiquer avec le téléphone intelligent et par des capteurs embarqués qui permettent d’implémenter des fonctionnalités inédites telles que le rythme cardiaque ou la détection de mouvements.

L’offre émanant d’horlogers traditionnels est plutôt mince. Je passe sur des montres telle que la TAG Heuer Connected qui fonctionne sous le très peu helvétique Android Wear propulsé par un Intel Atom, le « china » gravé dans le fond de boîte clarifie la situation. Je ne m’attarde pas sur les montres connectées qui proposent quelques fonctionnalités connectées telle la récente Tissot T-Touch Connect. Cependant, cette dernière a le mérite d’avoir été développée en Suisse, ce qui pourrait promettre des évolutions intéressantes.

Parmi les rares prétendantes, il y a l’étonnante Alpina modèle Alpinerx Alive qui, sur le papier, propose des fonctionnalités séduisantes pour une montre connectée. De plus, elle est équipée d’un calibre développé à Genève par MMT (Manufacture Modules Technologies). Notons que cet horloger basé en suisse appartient au groupe japonais Citizen.

MMT, beaucoup de technologie mais…
La montre testée est équipée du mouvement MMT-284, prouesse de miniaturisation qui intègre entre autres des capteurs : cardiaque, de mouvement et GPS, une glace tactile ainsi qu’une connexion avec le smartphone. Le tout au bénéfice d’une appréciable autonomie allant jusqu’à 7 jours. De plus, son boîtier arbore une présentation sportive et neutre parfaitement adaptée à un usage au quotidien.
Une telle montre aurait fait les beaux jours de James Bond il n’y a pas si longtemps !

Comme souvent pour ce type de produits, les caractéristiques techniques sont très séduisantes. Reste à savoir si à l’usage on expérimente un outil tout aussi attrayant.
Dans le cas présent et à mon avis, c’est loin d’être le cas ! Mais pourquoi cette appréciation sévère ?

Sans rentrer dans les détails, je note :

La montre

  • Une manipulation peu naturelle. Aucune logique pour commander les diverses fonctions.
  • Des fonctionnalités au périmètre peu clair.
  • Des fonctionnalités nombreuses dont certaines inutiles.
  • Un affichage brouillon, des informations peu compréhensibles, parfois redondantes et non traduites.

L’application smartphone

  • Une application mal structurée.
  • Une logique de fonctionnement parfois incompréhensible.
  • Des informations redondantes et peu claires qui relèvent du gadget.
  • Une intégration montre-smartphone peu aboutie.

Le support

  • Un mode d’emploi lacunaire. Voulait-on imiter l’ascétisme de l’Apple watch ?
  • Un manque d’explications.

Mon but n’est pas de faire une revue complète de cette montre en particulier, ni de faire une liste des doléances. En revanche il est intéressant de tenter de comprendre ce qui mène à une implémentation douteuse alors qu’il y a une véritable opportunité de créer la tool watch du futur.

Pourquoi une réalisation aussi décevante ?
Il y a plusieurs raisons à cela.
Comme je l’ai abordé dans le récent article « l’expérience utilisateur, un indispensable négligé », nous sommes en présence d’un produit conçu par des ingénieurs plus calés en technologie qu’en ergonomie.

Une erreur classique des concepteurs de produits numériques consiste à imaginer le fonctionnement qu’ils jugent bon pour l’utilisateur. Immergés dans leurs projets, les concepteurs n’ont pas le recul nécessaire pour évaluer ce qui est logique et utilisable. Ils oublient que le seul juge est l’utilisateur et personne d’autre.

Une autre erreur classique est de « profiter » de tous les espaces pour ajouter des fonctions et des indications. Ce travers est très courant dans nombre de systèmes informatiques. Par exemple, des champs à renseigner alors qu’ils sont inutiles ou encore, des écrans où l’on cale le plus d’informations possibles sur la surface disponible. La simplicité est une des clés de la facilité d’utilisation.
D’expérience et paradoxalement, la simplicité est ce qu’il y a de plus complexe à mettre en œuvre.

Du point de vue de la gouvernance globale, j’observe souvent une méconnaissance de la direction en ce qui concerne les métiers du numérique. Ainsi il existe une confusion entre les différentes branches du numérique, en particulier entre code informatique et ergonomie. Un bon programmeur ne fait pas de belles applications ! La conséquence est la production de systèmes à l’usage ésotérique.

A propos de systèmes ésotériques, je ne compte pas les exemples où, face à mes remarques, les développeurs de logiciels m’expliquent à quel point leur système est formidable. Dans une position défensive, ils n’écoutent pas et sont convaincus de détenir la vérité. Je peux comprendre cette attitude car leur système est le produit de nombreuses heures de transpiration pour des personnes hautement qualifiées. Le premier venu qui critique le système ne peut être qu’un idiot qui n’a pas compris.
Cette incompréhension mutuelle, que les directions peinent souvent à arbitrer, est à l’origine de bien des systèmes inutilisables.
Nous savons tous que le succès d’Apple tient dans la facilité d’usage de ses produits. Une conception totalement tournée vers l’utilisateur et supervisée avec une attention maniaque par le CEO a été la clé de la réussite d’Apple.

La ligne directrice que je donne à tous les concepteurs systèmes et de produits destinés au grand public est toujours la même. Elle tient en trois mots :

Simple – Evident – Utile

Cette contrainte est d’une extrême simplicité. A chaque étape de la conception, il s’agit de confronter le concept ou la fonctionnalité à l’aune de ces trois mots.

Amusez-vous à observer les objets techniques qui vous entourent : le navigateur de votre voiture, un parcmètre, un bancomat, le site de réservation des trains, votre smartphone. Observez les systèmes qui réunissent les qualités de simplicité, d’évidence et d’utilité. Rares sont ceux qui cochent toutes les cases.

Ceci est d’autant plus étonnant que l’expérience client est un concept qui a été défini il y a près de 40 ans. Si la mercatique se l’est appropriée depuis une bonne vingtaine d’années, rare sont ceux qui l’intègrent dès la conception des produits.

Conclusion.
S’agissant de logiciel, je suis arrivé à la conclusion qu’en Europe, et plus particulièrement en Suisse, on ne sait toujours pas développer des produits numériques.
Entendons-nous, nous ne manquons pas de brillants ingénieurs, en revanche nous peinons à réfléchir en termes d’usage et de produits. Nous manquons de vista, de méthode et d’expérience.

J’ai récemment lu dans mon journal ce commentaire très éclairant : « en Suisse, on perfectionne, on ne réinvente pas la roue ». Cette démarche nous permet d’atteindre l’excellence dans les domaines que nous maîtrisons. En revanche, lorsqu’il s’agit de nouvelles technologies aussi mentalement disruptives que le numérique, notre conservatisme prudent ne nous permet pas de nous hisser parmi les meilleurs.

Notre histoire est intéressante, au XIXème siècle la Suisse était un pays en situation de sous-développement dans une Europe en pleine révolution industrielle. Il a fallu l’énergie visionnaire d’un Alfred Escher, fondateur du Credit Suisse, pour donner l’impulsion qui a projeté la Suisse au rang des états modernes.

Nous avons besoins de cette impulsion pour le numérique d’autant que notre prospérité en dépend.

Et pour revenir sur la smartwatch qui fait l’objet de ma réflexion, je constate qu’une ergonomie médiocre et une implémentation imparfaite gaspillent l’énorme potentiel de cette montre. Il en faut peu pour devenir une tool watch qui dépasse le stade de gadget, mais ce peu représente précisément nos lacunes en la matière.

© Pascal Rulfi, novembre 2021.

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