Ingénieurs, une génération gaspillée

Je vais commencer cette chronique en vous relatant deux anecdotes authentiques et personnelles qui ont pour cadre le poly au milieu des années 80. L’école venait d’ouvrir la section d’informatique et attirait des étudiants plus intéressés par l’avenir que par le passé.

Première anecdote. A ses heures perdues, mon collègue d’alors avait imaginé et dessiné un ordinateur qui se manipulait directement sur l’écran. Des pictogrammes permettaient de lancer un programme et la navigation était sommairement formalisée. Son imagination fertile en avait fait un instrument portable, dessiné comme une espèce de plaque autonome.
Pour faire simple, il y avait imaginé les principaux éléments de ce que nous connaissons actuellement comme un assistant personnel ou une tablette, ceci avec 10 ans d’avance.

Seconde anecdote. Lors des repas pris à la cantine de l’école (le Parmentier pour les intimes) j’ai le souvenir de nombreuses discussions sur le fait que le pouvoir serait à l’avenir entre les mains de ceux qui maîtriseraient les machines et les données. La capacité de collecter, de traiter et de conserver l’information devait faire des informaticiens les maîtres du monde.
Si la fougue de la jeunesse expliquait cet optimiste, le pronostic n’en demeurait pas moins visionnaire. Toutefois les informaticiens n’ont été que les employés des nouveaux maîtres du monde : les GAFA.

Ces idées n’étaient ni issues d’une position de l’école, ni d’élucubrations du corps professoral, il s’agissait d’intuitions de jeunes adultes à la tête bien faite et ayant la capacité d’imaginer les évolutions futures et de comprendre la puissance et les conséquences des outils qui étaient à leur disposition. Les idées et le matériau humain étaient présents, mais ont-ils été bien utilisés ?

En action dans le monde professionnel

Leur diplôme en poche, tous ces ingénieurs ont été rapidement absorbés par le marché qui avait un grand besoin d’informaticiens. Dans un métier très peu structuré, ces ingénieurs hautement qualifiés ont accompagné la montée en charge de l’informatique dans notre environnement, cependant leur potentiel créatif a rarement été optimisé.

Durant leur carrière, ils ont été amenés à introduire et maintenir des produits tiers. Parfois à développer des programmes pour des clients uniques.
Le digital est le vecteur de profonds changements, pourtant nous n’avons pas su créer une industrie de pointe dans ce secteur. En Europe, l’industrie du logiciel occupe quelques marchés particuliers (ERP, CAO), souvent liés à l’industrie lourde. Sur le plan mondial, notre continent est très largement dépassé en matière de transformation numérique.

Ma propre expérience sur le terrain m’a confronté à nombre d’embûches dans le montage de projets dans les technologies du numérique. En voici les éléments clés :

  • La fragmentation du marché.

Au début des années 1990, la mobilité intercantonale n’était de loin pas acquise. Depuis Genève, prétendre aborder le marché fribourgeois était totalement incongru.
Pour un même secteur d’activité, chaque structure était jalouse de son indépendance. Convaincue d’être unique, elle dépensait ses ressources à réinventer la roue pour le plus grand bonheur des loueurs de ressources humaines, avec des résultats souvent modestes.

  • Le conservatisme et l’incompréhension.

Le numérique est un secteur stratégique, mais non central dans les entreprises. Rares ont été les instances dirigeantes éclairées qui ont su appréhender l’outil comme un facteur clé de leur compétitivité. L’informatique est restée au rayon des outils opérationnels sans trop savoir ce qu’on en attendait.
Ainsi le secteur informatique a dépensé beaucoup d’énergie à évangéliser le marché et le client n’a pas toujours été le moteur de sa propre évolution.

  • Un outil abordé comme un consommable.

Corollaire du point précédent, l’informatique a été abordée comme on achète une machine ou un camion. Un outil de production statique qui demande un investissement de départ et qui s’amortit sur plusieurs années moyennant un peu d’entretien.
Or le numérique est disruptif, ce n’est pas un automate programmable à la fonctionnalité unique, mais un outil protéiforme en mutation continue. Il s’intègre dans une organisation qui doit évoluer en permanence.

  • Le financement.

Cette fragmentation n’a pas permis l’émergence de leaders suffisamment forts pour se frotter à aux marchés internationaux avec les moyens financiers qui permettent de le faire.
Malgré l’excellence de nos écoles et la qualité de nos étudiants, nous n’avons pas su faire dans le numérique ce que d’autre secteurs d’excellence ont réalisé avant nous, c’est-à-dire une industrie compétitive et prospère.

Fort de ces constats, je suis convaincu que nous avons collectivement dilapidé le potentiel de nos ingénieurs et gaspillé d’importantes ressources par manque de vision et de courage. Peut-être que la situation économique était trop confortable pour sentir le danger. De même, le monde politique, plus sensible à préserver les acquis et conserver le passé que de construire le futur a contribué à cet immobilisme.

Enfin, les gains en productivité ont été facilement acquis par le déplacement de la production dans des pays à bas coûts. Cette illusion de compétitivité a des conséquences, car il n’y a aucune création de valeur en local ce qui réduit notre autonomie.

La Suisse a manqué l’occasion de créer une industrie du logiciel prospère et a laissé ce secteur stratégique à d’autres alors qu’elle avait et a encore les ressources pour générer de l’excellence.

L’industrie du numérique évolue extrêmement vite, ce qui offre des opportunités à chaque révolution technologique. Ce dynamisme impose un rythme et des usages différents que ceux qui sont en vigueur dans les industries traditionnelles.
L’objectif est de proposer des produits logiciels adaptés à la demande mais également anticiper le futur en élaborant des produits innovants car la demande est souvent ignorante et conservatrice.
Une concentration des investissements doit contribuer à rapidement atteindre une masse critique qui permet de faire évoluer les produits et attaquer un marché globalisé.

Quelles pistes ?

Quelles seraient les pistes pour créer une industrie du logiciel ? Voici quelques propositions :

  • Assurer du financement.

Le logiciel est un produit de nature industrielle qui nécessite d’importants investissements.
L’Europe n’a pas de tradition dans le capital risque et les banques n’ont pas pour vocation d’être des investisseurs. L’Europe se tourne traditionnellement vers un financement étatique, qui est rarement réputé pour sa vision avant-gardiste. Il faut donc trouver un modèle d’investissement alternatif.

Ma proposition consiste à inciter les grands donneurs d’ordre à commander leurs logiciels à des structures externes spécialisées, cas échéant, qu’elles auront créée. Il ne doit pas s’agir d’une collaboration d’opportunité mais d’un véritable partenariat qui s’inscrit dans la durée et avec des objectifs partagés. Je fixe deux conditions à ce partenariat :

  1. Un objectif de fonctionnalités qui dépasse les simples besoins du donneur d’ordre. Ainsi plutôt que produire un logiciel qui ne s’adapte qu’à un besoin unique, cela force tout le monde à prendre de la hauteur et de productiviser la future solution logicielle.
    Si les grands éditeurs de logiciels livrent des standards qui couvrent des besoins globaux (ERP, CAO, DB, etc ), il est en revanche difficile de trouver des leaders sur des marchés de niche.
    Il faut donc cesser de développer des solutions uniques et envisager des synergies chaque fois que cela est possible. Par exemple, aucune collectivité publique ne devrait développer du logiciel pour sa seule circonscription.

  2. Un engagement fort des parties prenantes par une prise de participation du donneur d’ordre chez le producteur de logiciel.
    Par exemple, les travaux correspondant à la réalisation d’un cahier de charge seraient rétribués à la tâche. En revanche, l’investissement qui permet de productiviser (généraliser et commercialiser) la solution passerait par une augmentation de capital de l’entreprise du producteur.
  • Création d’un biotope

Contraint par la vitesse de l’évolution du domaine, il faut veiller à conserver une proximité avec les lieux à la pointe telles les écoles et les universités. Une synergie entre l’industrie et l’académique est bénéfique, c’est d’ailleurs ce qu’on peut observer avec les clusters d’entreprises autour de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.

Il faut encourager les fermes d’entreprises du logiciel à se développer près de la recherche académique. Cette proximité est une incitation au partage des pratiques et des ressources. Il s’agit également d’éviter la production de logiciels aux fonctionnalités proches ou identiques qui fragmentent inutilement les investissements et ne permettent pas un déploiement sur les marchés à cause d’une masse critique systématiquement insuffisante.

  • Un marché dynamique et fluide

Il existe un réflexe atavique qui consiste à penser que notre solution sera meilleure que celle du voisin. Cela mène à perpétuellement réinventer la roue avec une inefficience certaine.
Le logiciel est un facteur clé dans les gains de productivité. C’est un sujet stratégique qui doit être abordé au plus haut niveau de l’organisation, laquelle doit veiller à être bien informée sur les sujets du numérique, en particulier sur les deux points suivants :

  1. Lorsqu’on veut introduire une solution qui implique du logiciel, il faut donner la priorité à une solution existante et tenter de créer des synergies.

  2. Il faut effectuer une veille stratégique sur les innovations technologiques et examiner en permanence et de façon non dogmatique les gains de productivité que de nouveaux concepts peuvent apporter.

Ainsi le marché motive l’industrie du logiciel à produire des solutions et crée un cercle vertueux de croissance d’actifs en matière de solutions.

De leur côté, les pouvoirs publics doivent cesser de percevoir le numérique comme un service mais intégrer qu’il s’agit d’une industrie. Ce secteur doit faire l’objet d’une politique active. En effet, ce secteur est jeune, localement peu fédéré et peine à défendre une position cohérente telle que les autres secteurs matures de l’économie savent le faire.

Ainsi, le manque de coordination a disqualifié un secteur pourtant promis à une énorme croissance. Il n’est pas trop tard pour prendre place sur ce marché moyennant que les ingénieurs et scientifiques reprennent une place de choix. Rappelons que par leurs ambitieuses réalisations, ils ont été le moteur de la prospérité helvétique.
Il nous appartient de prolonger l’effort afin de créer les richesses de demain.

© Pascal Rulfi, avril 2020.

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