Dynamique des mauvaises décisions

Nous connaissons tous des projets qui ont été des échecs, en particulier dans le domaine informatique. Ces projets cumulent généralement des erreurs de gestion que la littérature a abondamment commenté.

En amont, comment les décisions ont été prises ? J’ai eu l’occasion d’assister à plusieurs négociations pour des projets informatiques dont le succès me semblait d’avance compromis.

L’informatique a la caractéristique d’être stratégiques au cœur des organisations mais ne se trouve pas dans le domaine de compétence naturelle de ces dernières.
Les petites et moyennes structures ne peuvent généralement pas compter sur un service interne de haut niveau qui peut accompagner la prise de décision. C’est ainsi que la direction se trouve sur le front des négociations face à des commerciaux d’avant-vente qui promettent la lune. La décision revient à quelques personnes qui n’ont souvent pas tous les éléments en main.

Les négociations entre le client et le fournisseur ressemblent à une table de poker menteur. Le jeu est parfois inégal car le client ne maitrise pas tous les enjeux.
Parfois invité à la table des négociations, j’ai observé les personnalités des différentes parties prenantes. Œil extérieur aux discussions j’ai pu prédire avec une certaine fiabilité les projets qui poseraient des difficultés, voire qui seraient des échecs.

Mes observations m’ont amené à identifier certains traits de personnalité de décideurs qui ont foncé dans des projets aventureux. Les trois typologies décrites ci-dessous correspondent à des expériences plusieurs fois vécues pour des projets liés aux technologies de l’information.

Le bluffeur

Le bluffeur pâtit de lacunes de compétences manifestes. Il comble ses manquements par des affirmations basées sur la simplification des complexités. C’est le spécialiste du « yaka ».

Face à des subalternes mieux armées que lui, il fait preuve d’autorité. En agissant de la sorte, il fait taire les doutes et les oppositions ce qui a pour effet d’occulter les alarmes et les risques. Et comme il s’est constitué une vérité simplifiée, il considère rapidement qu’un collaborateur qui émettrait des doutes n’est qu’un frein à ses desseins.

Dans ce cas, le commercial flatte son interlocuteur et accepte toutes les demandes avec cette déclaration mortelle : « tout est possible ». Cela a pour effet de charmer le bluffeur, trop content d’être soutenu dans toutes ses demandes.
Ainsi, le bluffeur et le commercial vont faire bloc contre les autres joueurs et vont verrouiller la partie et imposer la décision finale.

Malheureusement les demandes fonctionnelles n’ayant pas été sérieusement analysées, le projet à toutes les chances de s’engager dans des voies sans issues.

L’enthousiaste

Il connait bien son sujet et a imaginé des solutions. Il formule ses besoins avec aisance et bluffe son auditoire par son talent oratoire et son leadership.

Habitués à l’autorité et la vivacité d’esprit de leur dirigeant, les subalternes capitulent devant son énergie et sa conviction de détenir la vérité.
L’enthousiaste s’enflamme de sa propre agilité et a tendance à imposer l’idée que la solution est simple.

Agile il s’en tient aux schémas de principe convaincu qu’ils suffisent à expliquer l’articulation de la solution souhaitée et que les logiciels modernes sauront s’adapter à toutes les situations.

Dans ce cas, le commercial n’a pratiquement rien à faire car l’enthousiaste a quasiment fait le travail d’avant-vente. Les grandes lignes ont été posées et les détails fâcheux ne sont jamais abordés puisque le logiciel est censé être aussi agile que le décideur.
Si le commercial n’est pas tempéré par sa propre équipe technique, son besoin naturel de clôturer l’affaire va l’inciter à pousser son client à la signature sans aucune réserve.

Finalement c’est tout seul que le dirigeant enthousiaste se sera engagé dans une aventure qui aura toutes les chances d’être chaotique, voire catastrophique tant les véritables écueils n’auront jamais été identifiés.

L’orgueilleux

Il se veut stratège, il formule le besoin sous forme de « bullet point » et maitrises les mots des consultants.
Il ne se penche pas sur des considérations opérationnelles. Son orgueil le mène facilement à choisir le « meilleur » en privilégiant une solution « best-of-breed », ce qui consiste à empiler les meilleures solutions disponibles.

Les discussions et les décisions ont lieu dans des locaux feutrés loin des collaborateurs qui n’auront pas été consultés. Si l’orgueilleux consulte, c’est auprès de béni-oui-oui qui ne challengeront pas la solution. De toute façon, comme de Gaulle, il considère que l’intendance suivra.

Dans ce cas, les commerciaux de chacune des solutions adoptent un langage de consultant de type « big four ». Ils affirment avec une réelle légitimité que leur solution est leader dans leur domaine respectif mais veillent à ne pas assumer l’intégration avec les autres produits choisis.

Sans expérience et sans avoir sérieusement évalué les difficultés de ce genre d’intégration, le projet à toutes les chances de connaitre une explosion des coûts voire de ne jamais aboutir faute de cohérence.

Que faire ?

Ces quelques cas semblent exagérés tant il parait impossible de trébucher pour des causes aussi futiles. Pourtant il s’agit de plusieurs expériences vécues de façon répétées.

Aux décideurs qui abordent un projet d’importance, en particulier dans le secteur numérique, je suggère quelques points d’attention et de bonnes pratiques qui devrait éviter les plus grandes déconvenues.

  1. Respecter les fondamentaux de la gestion de projet.
    Du cadrage, de la formalisation des objectifs, en passant par le suivi de la réalisation jusqu’au recettage du produit, toutes ces étapes doivent être suivies sans négligence ni amateurisme.

    Il faut clairement savoir où l’on va, ce qu’on attend et comment on mesure le succès. Il faut connaitre son propre fonctionnement en interrogeant ses processus et les collaborateurs qui les portent. Il faut identifier et formaliser ce que l’on peut ou veut négliger.

    Il faut suivre la réalisation du projet avec attention et veiller à designer les rôles et responsabilités de chacun. De plus, le projet doit être rigoureusement suivi et supporté par la direction.
    Bref, rien d’autre que ce que l’on trouve dans la littérature spécialisée dans la gestion de projet.

  2. Identifier et évaluer les points de dureté.
    Certains parleraient de risques, je n’aime pas ce terme car les spécialistes de la gestion du risque ont tendance à surévaluer tout ce qui peut représenter un risque jusqu’à étouffer le projet.
    Je préfère utiliser le concept de « point de dureté » qui consiste à identifier des points d’attention sur tous les sujets qui présentent une difficulté. Ainsi on trouve une solution en amont et/ou on prévoit des ressources là où elles seront nécessaires afin de prévenir au mieux les dérives.

    Cet exercice d’introspection est indispensable, il nécessite des personnes fiables et expérimentées capables de dénicher les complexités et trouver des solutions.
    De plus, tous les acteurs concernés doivent être impliqués et entendus.

  3. Disposer de compétences élevées.
    Contrairement aux batailles rangées où la quantité fait la force, le projet nécessite de la connaissance et de l’intelligence.
    Au minimum, il s’agit de réunir des compétences liées au fonctionnement interne, à la gestion de projet et aux techniques déployées. De plus il faut identifier les limites de son organisation et de reconnaitre ses propres limites.

    Les ressources expérimentées sont rares. Il faut être en capacité d’identifier et de connaitre les personnalités capables de porter le projet avec succès.
    En particulier, il faut privilégier la stabilité et les acteurs qui connaissent bien votre organisation.

  4. Chalenger la décision.
    Ne prenez pas de décision tout seul ! Il faut éviter de s’enfermer dans un tunnel de convictions.

    Il faut non seulement évaluer les compétences et l’expérience des acteurs mais également apprécier leur loyauté. Corolaire, il est sain de constituer une équipe de confiance capable d’apporter sans tabous des éléments constructifs.

    Le processus de décision doit intégrer les points de dureté évoqués ci-dessus. La décision même sera objectivée par un ensemble de critères afin d’éviter les fantasmes de réussite.

J’ai le sentiment honteux d’enfoncer des portes ouvertes tant ces conseils semblent évidents. Pourtant, à la base des projets ayant mal fini, le facteur humain a été prépondérant. Les personnalités et les mécaniques de groupe ont presque toujours été responsables de l’échec.

Comme au poker, il n’y a pas de règles gagnantes ou de procédures infaillibles. Toutefois, une bonne lecture du jeu permet d’éviter des déconvenues cuisantes et coûteuses.

Qu’en pensez-vous ? Avez-vous fait les mêmes constats ?

© Pascal Rulfi, février 2020.

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