Lettre à l’EPFL

Je suis un ancien étudiant de l’EPFL, ingénieur diplômé en informatique.
Je devrais ressentir une certaine fierté d’avoir réussi cette école prestigieuse qui figure en bonne place dans les classements internationaux. Pourtant, il n’en est rien, et je ne garde pas un bon souvenir de mon passage dans cette université.
Un sentiment que j’ai gardé pour moi.

Il faut dire que j’ai passé par le « tech » et le « poly », ainsi, j’ai cumulé dix ans d’études techniques exigeantes et rébarbatives qui ne transpirent pas la légèreté, l’ouverture d’esprit et la franche rigolade.

À l’approche de la fin de mon parcours professionnel, il m’arrive de rencontrer d’anciens camarades et de partager des discussions un peu plus intimes sur notre vécu d’ingénieur et plus particulièrement de notre vécu dans cette école. À ma grande surprise, la perception d’un mauvais souvenir est partagée par plusieurs.

EPFL, son campus rieur et accueillant

D’ailleurs, la majorité de mes camarades de promotion n’ont jamais remis les pieds sur le campus, ni pour une post-formation, ni par nostalgie, ni même par curiosité. Je pourrais même y voir une forme de rejet.
De même, j’observe que l’association des anciens élèves (Alumni) n’attire pas et ne s’impose pas comme une organisation fédératrice comme peuvent l’être leurs équivalentes des Ivy League américaines.

D’autre part, j’ai des contacts avec la jeune génération d’étudiants de l’EPFL. Leur perception et leur vécu n’ont pas fondamentalement changé : incertitude, stress, vie monacale, burn out, sont les thèmes que j’ai entendus. En revanche, plaisir, accomplissement ou passion ne font pas partie de leur vocabulaire.
À 20 ans, c’est un peu dommage.

Les soldats de l’industrie

C’est finalement très tardivement que je me suis posé des questions sur la pertinence du traitement pour le moins rugueux réservé aux étudiants des écoles d’ingénieurs.

Les écoles polytechniques dépendent du gouvernement fédéral, contrairement aux universités qui dépendent des cantons. Elles revêtent un caractère stratégique pour leur rôle dans l’innovation et la compétitivité de la Suisse. Elles forment les soldats de l’industrie, ce qui pourrait expliquer l’esprit que je qualifie volontiers de militaire.

Si j’observe les autres voies dites royales que sont la médecine et le droit, je constate un esprit de corps assez développé. Entre eux, les médecins et les avocats ne se font pas de cadeaux. Cependant, s’ils sont attaqués de l’extérieur, le corps défend ses ouailles envers et contre tout.
C’est tout l’inverse des ingénieurs dont la loyauté va à l’entreprise et à la meilleure solution. Ils vont au champ de bataille comme les braves soldats qu’ils sont. Quitte à prendre une volée de plomb au passage.

L’ingénieur ne défend pas sa profession et ses pairs. De cette faiblesse, il devient l’instrument corvéable à merci de celui qui l’emploie. Et comme souvent, son art est obscur et complexe, il peine à défendre une position et pire, le pouvoir lui échappe.

And so what ?

La société pourrait considérer que former des soldats de la technique est le seul objectif à atteindre. Les ingénieurs ont pour mission de faire fonctionner la machine, voire de l’améliorer, le tout dans le plus grand silence. Charge aux politiques, aux financiers et aux juristes de diriger les organisations et de tirer les lauriers de la prospérité créée par les ingénieurs.

Cette vision fonctionne dans une société d’exploitants, où on peut se contenter d’innover avec parcimonie. Finalement, ce que je perçois comme une société de rentiers qui vit sur ses acquis.

La faiblesse de cette perspective est portée par l’incompréhension des décideurs d’obédience financière à comprendre les systèmes techniques complexes. Leur propension à simplifier les problèmes peut mener à des catastrophes, comme l’a récemment démontré la gouvernance de Boeing.

Plus grave, quand des innovations majeures provoquent des disruptions, les gestionnaires-rentiers ne saisissent simplement pas les enjeux et laissent passer les trains en restant sur le quai.
Par exemple, l’informatique, le numérique et maintenant l’IA engendrent des bouleversements profonds qui vont en s’accélérant. Et force est de constater qu’en matière numérique, le continent européen peine à se réinventer, plombé par ses bureaucraties et trop occupé à préserver de petits intérêts sectoriels.

Dans la gouvernance de notre société, il manque manifestement des esprits analytiques et visionnaires capables de comprendre, de proposer et de piloter un avenir qui repose grandement sur la technique.
Se limiter à tout légiférer ne permet pas de raccrocher les wagons, je pense même que c’est l’arme des faibles.

Malheureusement, l’ingénieur n’est pas initié aux jeux du pouvoir, de la stratégie et de l’influence. De plus, il est trop occupé à faire fonctionner ses machines pour s’occuper de ce qu’il perçoit comme des futilités.

Ces lacunes sont non seulement dommageables pour l’ingénieur lui-même, mais aussi pour l’ensemble de la collectivité qui gaspille des ressources de grande valeur et chèrement acquises.

Les dimensions ignorées de la formation

On prétend que le savoir-vivre, le savoir-être et le savoir-faire sont les trois dimensions complémentaires et essentielles attendues et qui permettent de réussir dans la vie personnelle et professionnelle.

Les formations techniques de haut niveau exigent un engagement total de la part de l’étudiant. Concentré sur le savoir-faire, il ignore totalement les autres dimensions.

Dans l’adversité, le réflexe de l’ingénieur est d’accumuler des connaissances pour se protéger des aléas.
À aucun moment, il ne considère d’autres dimensions dans l’interaction avec son environnement.
Pourtant, le savoir-vivre et le savoir-être sont les clés pour faire avancer une cause. Plus prosaïquement, les ingénieurs auraient tout intérêt à comprendre très tôt les mécanismes du réseau, de l’influence et du pouvoir.

Et ce n’est pas l’école qui ouvre à ces dimensions, tant il est vrai que le corps enseignant et professoral est ancré dans une forme d’autisme scientifique.

Ce constat pourrait expliquer le manque de leadership technologique du continent européen. Avec les conséquences de déclassement que cela induit.

Le défi

Le défi consiste à faire pivoter notre environnement afin d’être capables de générer, d’encourager et d’absorber des technologies qui créent une forte valeur.
En termes d’innovation et d’excellence, les EPF jouent leur rôle. Elles produisent des ingénieurs très bien formés et compétents. En revanche, force est de constater un trou dans la raquette, car le potentiel de ces brillants ingénieurs ne s’exprime pas dans des réalisations concrètes. En clair, ces compétences up to date ne percolent pas assez vite et assez efficacement.

Par exemple, si j’observe les administrations publiques, qui ne cessent de croitre en Europe, je constate que leur fonctionnement est terriblement archaïque.
À quel moment le savoir des ingénieurs est mis à profit ? Rarement, voire jamais.

Je remarque que les instances de gouvernance sont désertées par les scientifiques. À Genève, combien d’ingénieurs spécialisés dans les sciences appliquées dans les législatifs et dans les exécutifs ? Quasi aucun.
Les principaux responsables sont bien sûr les ingénieurs eux-mêmes qui négligent, voire méprisent, l’action politique.

Que faire ?

Cela fait très longtemps que l’EPFL se pose des questions quant aux humanités des étudiants. De mon temps il y avait un cours « homme-technique-environnement » qui n’était pas vraiment pris au sérieux par les étudiants et dont les profs semblaient avoir démissionné face à cette population de « bourrins ».
Puis il y a eu les cours en entrepreneurship dont je ne sais quelle a été la résonance.

Les plans d’étude des différentes filières ne laissent de la place qu’aux strictes branches scientifiques.
Seuls les Masters en architecture et en systèmes urbains, bénéficient d’un enseignement un peu moins techno-centré (p.ex. « urban governance »).

À mon sens, il est impératif que les ingénieurs soient initiés aux sujets suivants :

Et ce, dès le niveau Bachelor et qui devraient être abordés aussi sérieusement que les branches techniques.

Conclusion

Steve Jobs aimait relater cette anecdote : le seul cours qui lui a été utile était la calligraphie. Cette formation, non évaluée, l’a sensibilisé à la beauté d’une police de caractère, ce qu’il a directement appliqué dans le premier Macintosh.
Ce que je peux résumer ainsi : la diversité crée l’expertise, l’unicité ne crée que des spécialistes.
Et les spécialistes ne créent pas de valeur.

Ma proposition peut sembler marginale. Toutefois, elle est l’occasion pour les instances dirigeantes de s’interroger sur le rôle de l’école et le rôle des ingénieurs.
L’enjeu consiste non seulement à remplir des cases dans les entreprises, mais également à préparer certains à entreprendre au-delà de ce qui existe.

Réinterroger le contenu du plan d’étude me paraît un exercice nécessaire, tant il ressemble peu ou prou à celui que j’ai connu il y a 40 ans. Tout au plus, quelques branches plus actuelles ont fait leur apparition.

Ainsi, l’école ne serait plus seulement une pourvoyeuse de matière grise pour faire fonctionner la machine, mais serait aussi un acteur producteur des futurs apporteurs de valeur.

Je ne doute pas que la direction se pose régulièrement ce genre de question. Cependant, à la lumière de mes observations, je crois nécessaire que l’académie sorte de son tunnel technique afin de préparer les étudiants à une entrée consciente et motivée dans l’environnement professionnel.

© Pascal Rulfi, octobre 2025.

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