Je confesse adorer me promener à Londres et ses alentours, nez en l’air, pour humer l’atmosphère britannique et boire une ale dans des vieux pubs. J’aime cette ambiance particulière entre Black et Mortimer et les Sex Pistols, tellement dépaysante et pourtant si proche.
Mon intérêt affirmé pour la technique et la stratégie industrielle a dirigé ma dernière escapade vers l’Imperial War Museum de Duxford, un musée dédié à l’aviation. L’observation de la production aéronautique britannique d’après-guerre a suscité les quelques réflexions que je vous livre ici.
De bien beaux avions
Parmi les nombreux avions militaires, le musée expose quelques avions civils britanniques, car oui, l’industrie anglaise a produit les plus beaux fleurons de leur époque.
Le Vickers Viscount était un moyen-courrier. C’est le premier avion motorisé par des turbopropulseurs alors que la concurrence s’en tenait encore aux conventionnels moteurs à piston. Son premier vol a eu lieu en 1948 pour une mise en service en 1950, soit dans l’immédiat après-guerre.
Cet avion rencontra un certain succès avec 445 exemplaires produits. Toutefois, il détient un triste record avec 160 crashs pour 450 avions.
Le Bristol Britannia était un avion de ligne long-courrier, également motorisé par des turbopropulseurs et dont le premier vol date de 1952. De conception très moderne à sa présentation, son entrée en service interviendra tardivement, en 1957, soit au début de l’ère des avions à réaction, ce qui le rendra immédiatement obsolète. Bristol ne produira que 85 exemplaires de son avion.
Le de Havilland Comet était le premier avion de ligne à réaction de l’histoire de l’aviation civile. Le prototype vola en 1949 déjà et entra en service en 1952. Cet avion ultramoderne était totalement disruptif pour l’époque. Il définira les standards de l’aviation civile à venir.
Malheureusement, la première version de cet appareil rencontrera des défauts structurels qui provoqueront la perte de plusieurs appareils en vol. Un plafond de vol élevé et les coins carrés des hublots entraineront des amorces de rupture dans la carlingue qui se déchirera sous l’effet des pressurisations répétées.
Les enseignements tirés de cette expérience profiteront à toute l’industrie, dont Boeing. Depuis, les hublots ont une forme ovalisée.
L’américain Boeing sortira le B707 en 1958. Il bénéficiera de la réputation écornée du Comet pour emporter le marché sur ce segment d’appareils.
Le Comet sera produit en 114 exemplaires, à mettre en regard des 1’010 Boeing 707 construits.
Les observateurs ou les connaisseurs auront remarqué que la cellule avant de la Caravelle française a été intégralement reprise du Comet. Ce qui témoigne de l’avance de l’aviation britannique à cette époque.
Enfin, le Vickers VC10 était un avion de ligne doté de quatre moteurs montés à l’arrière et qui inaugurera les premiers réacteurs à double-flux. Le premier vol interviendra en 1962. C’est le premier et le seul long-courrier subsonique produit en Europe avant l’arrivée de l’Airbus A300 10 ans plus tard.
Légitime fierté britannique, cet avion, réputé fiable, performant et confortable, ne sera produit qu’à 54 exemplaires, ce qui constitue un échec.
En une bonne décennie, le Royaume-Uni aura conçu et produit un nombre remarquable d’avions de ligne novateurs qui illustrent la vigueur de l’industrie britannique dans l’immédiat après-guerre, tant pour les avions que pour les motorisations.
Nation combattante pendant le conflit mondial, ses ingénieurs ont été condamnés à inventer dans l’urgence afin d’obtenir des avantages militaires. L’aviation, les radars, l’informatique ont fait des bonds prodigieux, ce qui a conféré aux nations belligérantes une avance technique confortable.
Durant le conflit, le gouvernement britannique s’inquiétait déjà de l’avenir de son industrie aéronautique civile après la guerre. Pour planifier la suite, il a constitué dès 1942, en plein conflit, le comité Brabazon pour étudier les futurs besoins en matière d’aviation. Les avions décrits précédemment sont issus des propositions du comité Brabazon. Pourtant, malgré une excellence technique et une vision de l’avenir, l’industrie aéronautique anglaise a échoué à dominer ce marché.
Pourquoi ?
Je me suis demandé pourquoi un tel échec, qui me semble assez injuste.
L’explication la plus évidente est la fragmentation des acteurs de l’aéronautique, ce qui a dispersé les efforts de R&D et d’industrialisation. Le comité Brabazon a lancé des appels d’offres dans les catégories qu’il avait lui-même définies. Même si le comité n’a retenu que quelques constructeurs, il n’en demeure pas moins qu’aucune synergie n’a été mise en place avant le déclin. Dès lors, d’énormes ressources ont certainement été gaspillées pour développer des produits aux caractéristiques proches.
Une autre explication tient à la perspective commerciale adoptée par la Grande-Bretagne. L’Empire britannique était la première puissance mondiale qui comptait un quart de la population à son apogée en 1922, et sur lequel le soleil ne se couchait jamais.
Dans ses calculs, la planification stratégique englobait les colonies. Son marché intérieur se suffisait à lui-même. En matière d’aviation, il s’agissait d’atteindre ses possessions à l’autre bout du monde.
Ainsi, seules les compagnies anglaises BOAC et BEA seront consultées pour les spécifications des avions.
C’est ainsi que les Anglais semblent avoir négligé les autres marchés. Rule, Britannia! Rule the waves.
Malheureusement, à cette époque, Britannia rules de moins en moins. Elle a reconnu la souveraineté de tous les dominions de l’Empire en 1931. En 1947, elle perd l’Empire des Indes qui constituait les joyaux de la couronne, soit les riches territoires des Indes, du Pakistan, du Bangladesh et de la Birmanie.
Dès lors, sa puissante industrie qui pouvait compter sur un immense marché intérieur se trouva fort dépourvue quand la décolonisation fut venue. En matière industrielle et d’influence, c’est un long et irrémédiable déclassement au profit du Nouveau Monde, qui a engendré un empire d’un genre nouveau dont le pouvoir et l’influence s’exercera de manière différente.
Finalement, les dirigeants anglais ne paraissent pas avoir su intégrer les ruptures imposées par leur environnement dans leur stratégie.
Une trace rémanente
Près de 80 ans ont passé depuis la décolonisation. Pourtant, j’ai parfois l’impression que la population présume toujours de la grandeur et de la domination de leur pays. D’ailleurs, c’est un trait que l’on observe dans d’autres pays coloniaux tels que la France.
Ma dernière balade m’a amenée à Cambridge, ville de carte postale qui abrite la célèbre et prestigieuse université de Cambridge. Si la ville est très touristique, ses édifices majestueux imposent l’idée d’une Angleterre puissante qui maintient l’illusion d’éternité. Le sentiment qu’ici sont formées les élites qui gouverneront l’Empire.
À quelques miles, la visite d’une petite ville typique montre une réalité un peu moins enchanteresse. Des magasins fermés, des maisons décrépies, des usines abandonnées et une population qui semble harassée et déclassée, voilà qui contraste avec la grandeur affichée des collèges de Cambridge.
Voilà qui rappelle 1977, lorsque la bande à Johnny Rotten braillait « Anarchy in the UK » sur une péniche face au parlement lors du jubilé d’argent d’Elisabeth II. « There’s no future in England’s dreaming »…

Le Brexit matérialise peut-être ce sentiment. Au-delà des messages mensongers véhiculés par les Brexiters, j’ai le sentiment que les invectives prononcées en 1944 et dans un moment de fâcherie par Churchill à de Gaulle résonnent encore aujourd’hui : « Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large ».
Cette tirade imprime dans la population et les élites un sentiment de suffisance et d’autonomie du Royaume-Uni. Ce sentiment sera un frein constant dans la construction européenne que la Grande-Bretagne intégrera à reculons en 1972. Une intégration qui sera toujours tumultueuse, on se souvient de la provocation de Margaret Thatcher en 1979 : « I want my money back ».
Tout cela donne l’impression que le schéma mental des Anglais comporte un biais de toute-puissance. L’Empire britannique s’adresse naturellement à ses cousins américains, pensant qu’entre grands, on négocie sur pied d’égalité et on peut toujours s’arranger.
En réalité, les États-Unis négligent ce lointain cousin qui, dans le concert des nations, ne compte plus. Ce qui provoque un sentiment de trahison et de déception pour ce pays désormais bien seul et qui cherche timidement et en dernière minute à trouver des accords avec l’Europe.
Pourtant, et pour revenir à l’origine de notre discussion sur l’aviation, c’est bien une Europe unie qui a permis le formidable succès d’Airbus. Elle a su persévérer après une phase de tâtonnement qui a produit le superbe Concorde, dont certaines solutions ont été adoptées sur les avions Airbus plus conventionnels.
Conclusion
J’admets que mon discours sur l’histoire des avions de ligne britanniques pour arriver à des considérations politico-stratégiques est un peu tiré par les cheveux. J’assume non sans malice.
La première leçon est que dans toutes les activités à forte intensité capitalistique, l’organisation doit être façonnée en fonction des buts à atteindre. Airbus est l’exemple d’une coopération réussie entre les différents acteurs de l’industrie aéronautique. Toutefois, la méthode n’est pas réplicable à toutes les activités. Par exemple, les initiatives sur le numérique n’ont pas produit des résultats probants, point partagé avec toutes les résolutions liées à l’innovation. À mon avis, la cause d’échec la plus probable est la nature bureaucratique des administrations qui lancent ce type de programme, ce qui est incompatible avec des démarches dans l’innovation. Par son pragmatisme, l’approche américaine donne de bien meilleurs résultats.
La seconde leçon porte sur la vision et la lucidité. Dans l’exemple de l’aviation anglaise, le comité Barbazon a eu le mérite de définir une vision à moyen terme. Cependant, dans une période aussi disruptive que peut l’être une guerre mondiale, la mise en œuvre du plan après-guerre a cruellement manqué de lucidité quant aux enjeux géostratégiques liés à la perte des colonies. Accepter le déclassement quand on a toujours revêtu un costume d’empereur n’est pas chose facile, mais le prix de l’aveuglement est exorbitant à terme.
Le conservatisme est un poison. Une lecture lucide de l’environnement est indispensable à la survie. Saisir les opportunités plutôt que les combattre est un acte d’intelligence. Lorsque j’observe les réactions européennes face au numérique, je ne peux que constater l’apathie des instances dirigeantes et leur tendance très bureaucratique de légiférer plutôt que de se lancer efficacement dans la bataille.
Une société prospère doit créer de la valeur ajoutée. Cela exige une foi dans le progrès et une volonté de le mettre en œuvre.
Je suis convaincu que la bureaucratie et le conservatisme représentent des freins majeurs au dynamisme de l’Europe. Notre société de rentiers frileux nous expose au risque de déclassement. L’histoire de l’aviation britannique illustre une trajectoire mortifère, qui a néanmoins connu un rebond grâce à Airbus. Cet exemple doit nous inspirer et nous servir de leçon pour l’avenir.
L’avenir nous appartient, mais encore faut-il que nous ayons l’envie, la vision et la volonté de le créer.
Il est temps de nous réveiller et d’aller de l’avant !
© Pascal Rulfi, mai 2025.
Téléchargez l’article : Colonisation