Centralité, facteur de puissance

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Cet été, j’ai organisé mes vacances à la dernière minute sans une idée bien précise de destination et c’est le plus grand des hasards qui m’a amené en Sicile.
Comme je suis incapable de rester sur une plage plus d’une heure, j’ai arpenté l’ile du nord au sud et d’est en ouest au pas de charge.

J’avais de la Sicile l’image qu’en ont les Italiens du nord, une somme de lieux communs souvent condescendants. Dans ma grande ignorance, j’ai découvert une richesse que je ne soupçonnais pas outre mesure. Des temples grecs jusqu’aux palazzi baroques, le patrimoine témoigne d’un passé d’une richesse, tant financière qu’historique faramineuse.

Phéniciens, Grecs, Carthaginois et Romains ont occupé la Sicile dans l’antiquité, alors que les Ostrogoths, les Byzantins, les Arabes et les Normands ont occupé l’île au moyen-âge. Du XVème au XVIIIème la Sicile est rattachée à la couronne espagnole pour définitivement faire partie de l’Italie en 1861. Chacun ayant eu la volonté de laisser sa trace.

Centralité

Interpellé par tout ce que j’ai vu et profitant des périodes de sieste, je me suis mis en quête des facteurs clé qui ont fait l’intérêt sinon le succès de la Sicile. L’évidence de la conclusion fera sourire tous les géographes : outre une terre fertile, la Sicile est au centre de la Méditerranée. Méditerranée centre du monde où se sont concentrées toutes les richesses et tous les pouvoirs comme en témoignent des villes telles que Rome et Venise.
De par sa centralité, la Sicile est en bonne place dans les échanges autour de la méditerranée ce qui en a garanti une exceptionnelle prospérité pendant plus de 20 siècles.

En extrapolant la notion de centralité à notre monde contemporain, j’identifie deux types de centralité : la première est géographique et la seconde est la force.

La centralité issue de la force concerne les organisations capables de maitriser une puissance nouvelle. Cette force donne l’avantage qui permet de s’approprier des richesses, historiquement sous forme de territoires. Rome dans l’antiquité et plus proche de nous, les campagnes coloniales qui auront notamment permis aux français et surtout aux britanniques de se constituer des empires grâce à la maitrise de la puissance mécanique en sont des exemples.
A ces puissances coloniales, Paris et Londres ont été des villes dominantes de leur époque.
Après la seconde guerre mondiale, le leadership est venu aux Etats-Unis dont le porte-drapeau fut New-York.

La centralité géographique représente un carrefour naturel.
Genève fut un carrefour pour l’Europe, de comptoir qu’elle a toujours été, elle renforce sa position de centralité notamment grâce à son statut de neutralité pendant le deuxième conflit mondial.
Cette position centrale est confirmée pendant la guerre froide ce qui lui a permis de connaitre une exceptionnelle prospérité.

La montée en puissance de l’Asie et en particulier la Chine nous permet de constater un déplacement du centre géographique.

Une observation du trafic aérien mondial matérialise les nouvelles centralités géographiques. Par exemple, un instantané du trafic montre les grandes routes et les points de convergence.

C’est ainsi que Dubai et Doha apparaissent clairement comme les nouveaux centres entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique.
Dès lors, outre des ressources pétrolières, ces villes sont devenues des centres économiques et financiers que leur centralité justifie.

Le déclin

La centralité géographique autour de la Méditerranée qui a fait la prospérité de la Sicile décline dès le milieu du 19ème siècle. Ce déclin est concomitant à la constitution des états-nations ainsi qu’à l’apparition de l’ère industrielle. Dès lors, nous pouvons considérer que nous sommes en présence d’une rupture qui a la potentialité de redessiner les centres de puissance.

L’enjeu des ressources passe de la mer et la terre agricole vers la force industrielle et son énergie (le charbon). Le périmètre n’est plus la Méditerranée mais l’Europe, plus précisément autour des bassins miniers. Une Europe dont le centre géographique correspond à la Suisse et dont la centralité a été renforcée dans le rapport est-ouest d’après-guerre.

La récente mondialisation a été provoquée notamment par des dérégulations et l’émergence des moyens électroniques. Ces changements ont naturellement déplacé les centralités mondiales.

Ainsi la Suisse ne bénéficie plus de sa situation privilégiée qui était la sienne et se trouve contrainte à normaliser ses conditions cadres par rapport aux autres nations.

Pour moi, la première alarme fut l’humiliant « grounding » de Swissair en 2001. La chute du mur en 1989 mettait fin à la guerre froide avec pour conséquence une perte progressive des avantages conférés par la neutralité et la centralité géographique de la compagnie nationale helvétique.
Ainsi, de « banque volante » et fierté nationale, Swissair est contrainte à disparition non sans provoquer la stupeur des helvètes convaincus de la suprématie de leur modèle.

Le secret bancaire qui semblait intouchable il y a seulement 10 ans subit le même sort, ce qui représente autant de marqueurs qui nécessitent notre vigilance.

La Suisse est reconnue pour sa compétitivité et son excellent niveau de formation. Une exceptionnelle densité d’universités publiques de premier plan constitue une valeur ajoutée importante.
Ces coûteuses infrastructures sont financées par la prospérité du pays créant ainsi un cercle vertueux.

La baisse des revenus consécutive à la disparition de nos conditions cadre favorables aura des impacts sur la compétitivité de la Suisse à long terme avec un risque de briser la stabilité.

Il est clair qu’il ne suffit plus de gérer les acquis. Il faudra créer une réelle valeur dans un monde ultra compétitif et global qui dispose de nombreux atouts.
Les décideurs, en particulier politiques, devront agir avec lucidité en privilégiant les secteurs créateurs de valeur et optimiser l’efficience des activités courantes.

Nous arrivons peut être à la fin d’un cycle et il nous appartient d’imaginer notre place dans ce grand brassage global sans quoi le réveil pourrait être brutal.

Centralité numérique

Le constat de la centralité comme facteur de puissance est-il transposable à d’autres domaines?
Appliqué au monde numérique, qui est par nature non lié à un espace géographique, la centralité peut être interprétée comme une concentration des moyens et des données dans un espace devenu virtuel.

Le développement du web ces dix dernières années semble indiquer que l’exemple s’applique.
La puissance acquise par les grandes compagnies de l’internet, en particulier par Google, confirme le concept sans que nous soyons bien capables d’en mesurer les conséquences.

La concentration d’une nouvelle puissance telle que nous l’observons devrait nous inciter à la réflexion.
Quels sont les conséquences ? Quelle est la place du numérique dans le débat public ? Est-ce un nouveau totalitarisme ?
Voilà bien des questions qui sont à mon sens dignes d’intérêt. La conjonction de l’apparition de forces virtuelles et d’un déplacement des puissances traditionnelles sont porteurs de profonds changements dans notre quotidien. Saurons-nous anticiper ou allons-nous subir ? Le débat est ouvert !

© Pascal Rulfi, décembre 2015

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